Page:Poe - Nouvelles Histoires extraordinaires.djvu/284

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qui brûlait dans nos poitrines, comme vainement nous nous étions flattés, nous sentant si heureux sitôt qu’il prit naissance, de voir notre bonheur grandir de sa force ! Hélas ! il grandit, cet amour, et avec lui grandissait dans nos cœurs la terreur de l’heure fatale qui accourait pour nous séparer à jamais ! Ainsi, avec le temps, aimer devint une douleur. Pour lors, la haine nous eût été une miséricorde.

monos. — Ne parle pas ici de ces peines, chère Una, — mienne maintenant, mienne pour toujours !

una. — Mais n’est-ce pas le souvenir du chagrin passé qui fait la joie du présent ? Je voudrais parler longtemps, longtemps encore, des choses qui ne sont plus. Par-dessus tout, je brûle de connaître les incidents de ton voyage à travers l’Ombre et la noire Vallée.

monos. — Quand donc la radieuse Una demanda-t-elle en vain quelque chose à son Monos ? Je raconterai tout minutieusement ; — mais à quel point doit commencer le récit mystérieux ?

una. — À quel point ?

monos. — Oui, à quel point ?

una. — Je te comprends, Monos. La Mort nous a révélé à tous deux le penchant de l’homme à définir l’indéfinissable. Je ne dirai donc pas : Commence au point où cesse la vie, — mais : Commence à ce triste, triste moment où, la fièvre t’ayant quitté, tu tombas dans une torpeur sans souffle et sans mouvement, et où je fermai tes paupières pâlies avec les doigts passionnés de l’amour.

monos. — Un mot d’abord, mon Una, relativement à la condition générale de l’homme à cette époque. Tu te rappelles qu’un ou deux sages parmi nos ancêtres, — sages en fait, quoique non pas dans l’estime du monde, — avaient osé douter de la propriété du mot Progrès, appliqué à la marche de notre civilisation. Chacun des cinq ou six siècles qui précédèrent