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LA VICTOIRE

critique de Pétain. Tout cela ne va-t-il pas nous mener au désastre ?

Lundi 25 mars.

Clemenceau, que je rencontre en allant aux points de chute des derniers obus, est allé voir Pétain hier à Compiègne. Il lui reproche des propos d’un pessimisme exagéré. « Imaginez-vous, me raconte le président du Conseil, qu’il m’a dit que si nous étions battus, nous le devrions aux Anglais. »

Les bombardements ayant continué, je reprends mes tristes visites. Un obus est tombé rue de la Victoire sur un hôtel qui a plusieurs étages détruits. Autre obus quai Jemmapes sur un pauvre petit hôtel où étaient logés des réfugiés de Roubaix. Une mère y était venue depuis peu rejoindre son mari avec quatre enfants. Elle a été tuée raide. Le mari a emmené les enfants à l’hôpital Saint-Louis. Je vais les y voir. Il y en a deux blessés. Mais qu’est-ce que tout cela, si douloureux que ce soit, à côté du recul des Anglais ? Voilà Péronne, après Ham, retombé dans les mains des Allemands.

Le Conseil se réunit à onze heures. Clemenceau a évolué. Il est maintenant de mon avis. Il estime, à la réflexion, qu’il faut faire un effort suprême pour « boucher le trou » et ne point quitter actuellement Paris. Il reproche à Pétain de n’avoir pas fait assez vite et assez volontiers ce qu’il fallait à cet égard, sous prétexte qu’il pouvait être attaqué en Champagne. « Qu’importe une attaque en Champagne ? continue Clemenceau. Si l’on recule en Champagne, on perdra Chaperon, le préfet de la Marne, et voilà tout. » Alors, très spontanément et même très aimablement, il ajoute : « Je vais partir pour aller voir Pétain et même peut-être, pour aller voir Douglas Haig et