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COMMENT FUT DÉCLARÉE LA GUERRE DE 1914

avec beaucoup de bonne grâce et de simplicité, un éclair dans ses yeux bleus, pendant qu’autour de nous redoublent les canonnades. Je lui présente M. Viviani et les personnes qui nous accompagnent. De son côté, il a amené avec lui de Peterhof M. Serge Dimitriévich Sazonoff, M. Isvolsky, M. Paléologue, le vieux comte Freedericksz, auxquels je serre rapidement la main.

Presque aussitôt l’Alexandria met le cap sur la côte même d’où il est venu, la rive méridionale de la baie de la Néva, et nous nous éloignons de la France, du Jean-Bart, des cuirassés russes et de la poussière de petits bateaux où s’agitent chapeaux et mouchoirs. Les eaux du golfe sont tranquilles et ont des reflets de miroir. Les lignes de Peterhof se dessinent dans le lointain et peu à peu se précisent.

L’Empereur me prie de m’asseoir auprès de lui à l’arrière de son yacht. Il me dit, d’une voix claire et bien timbrée, en un français irréprochable, le souvenir qu’il a gardé de ma visite précédente. Il semble avoir dépouillé les préjugés héréditaires qu’il a pu avoir contre nos mœurs politiques. Il demeure, chez lui, très attaché aux traditions et aux privilèges de l’autocratie. Mais il parle de notre République avec sympathie et place au-dessus de toutes autres considérations la pratique loyale de notre alliance.

Il est trois heures de l’après-midi lorsque nous accostons le débarcadère de Peterhof, où sont venus, pour nous recevoir, tous les grands-ducs de Russie. Je saute sur une passerelle, suivi de l’Empereur, et me voici sur la terre ferme, que je commençais à oublier. Après avoir passé en revue les marins de la garde, immobiles comme des statues et présentant les armes, je monte en voiture, à côté de l’Empereur, pour gagner le château.

Des troupes rangées sur la place et dans le jardin supérieur, autour du bassin de Neptune, rendent les honneurs à notre arrivée. L’Empereur me conduit aux appartements qu’il m’a réservés. Ils sont situés à un angle du Palais, avec vue sur les jardins inférieurs. M. Viviani est logé, non loin de moi, dans le même bâtiment.

Quelques minutes de repos, et je suis reçu par l’Impératrice, qui est venue au grand Palais avec les deux aînées de ses filles, les grandes-duchesses Olga et Tatiana. La famille impériale continue à ne pas habiter le palais. Elle vit toujours retirée dans la paisible villa Alexandria, au milieu d’un parc fermé, où ne pénètre pas le public. L’Impératrice me paraît mieux portante qu’en 1912 ; elle se montre très accueillante. L’Empereur et elle ne se tiennent pas debout comme à ma première visite. Ils m’offrent un siège, s’assoient eux-mêmes auprès de moi et causent familièrement, en présence des deux jeunes filles, gracieuses et