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RAYMOND POINCARÉ

Français sont là, tout émus d’être réunis auprès de moi dans une maison qui leur appartient. Je me sens moi-même profondément remué par leur accueil. À la sortie, les Français se précipitent vers moi, avec un indescriptible enthousiasme, auquel certes est étrangère toute inspiration de chauvinisme.

Nous revenons à l’ambassade de France, où j’offre un dîner aux ministres russes, à quelques officiers généraux de la marine et de l’armée, aux fonctionnaires supérieurs du ministère des Affaires étrangères. J’ai à ma droite le nouveau président du Conseil, pâle successeur de M. Kokovtzoff, M. Goremykine. À ma gauche, est assis M. Sazonoff, qui vient de causer de nouveau avec M. Viviani et qui me paraît beaucoup plus soucieux qu’hier, mais qui ne nourrit certainement aucun dessein belliqueux. Il me dit même que si, par impossible, les choses se gâtaient, la Russie serait fort en peine pour mobiliser, les paysans étant tous occupés aux travaux des champs. Mais, autant que nous, évidemment, il écarte de ses prévisions cette terrible éventualité.

Un peu plus loin, sont le général Soukhomlinoff, ministre de la Guerre, qui ne me fait pas meilleure impression qu’en 1912, l’amiral Gregorovitch et les autres ministres. Je prends congé de tous presque aussitôt après le dîner et nous nous rendons à la douma municipale.

Les rues, pavoisées et illuminées, sont envahies par les habitants de toutes classes. La perspective Newsky se distingue par un éclairage plus éblouissant que celui des autres avenues. Devant le Palais de la douma municipale, bâtiment très modeste et à peine convenable, des vagues humaines déferlent jusqu’à notre cortège, qu’escortent fidèlement les cosaques rouges. Nous montons dans une grande salle, où des centaines de convives, russes et français, sont assis à de petites tables encore servies. Au fond, sur une estrade, sont installés un orchestre et des chœurs. Choristes et instrumentistes portent d’anciens costumes nationaux. Ils jouent et chantent devant nous quelques vieux airs russes. Ils chantent aussi la Marseillaise en français et peut-être est-ce la première fois que les paroles révolutionnaires de notre hymne national sont prononcées publiquement en Russie.

Mais le temps passe, le yacht nous attend, il faut partir. Jusque sur les quais, nom sommes poursuivis par les applaudissements et les bravos. Nous nous asseyons, M. Viviani et moi, à l’arrière du navire. Le président du Conseil est fatigué de cette lourde journée. Tout ce qui est représentation l’énerve et l’exaspère. Je ne comprends que trop sa haine de l’apparat ; mais il faut bien que je me plie aux exigences d’un cérémonial implacable. La nuit est pure et transparente. Le ciel est si clair que les étoiles s’y fondent dans la lumière de la voûte. Nous filons doucement