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RAYMOND POINCARÉ
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cieux boudoir, tendu de cretonne fleurie. L’Impératrice est là en robe blanche d’intérieur. Elle a auprès d’elle ses quatre filles et son fils.

Les jeunes grandes-duchesses, également vêtues de blanc, respirent le bonheur et la santé. Elles sont charmantes de naturel et de simplicité, ces quatre sœurs, assises auprès de leur mère, dans cette discrète villa, qui n’a rien d’une Cour impériale. Le grand-duc Alexis Nicolaïévitch, qui a dix ans, est un enfant pâle et timide, à la taille élancée. Il ne paraît pas mal portant. Sa santé est cependant pour ses parents un sujet de perpétuelles inquiétudes.

L’Impératrice me prie de m’asseoir en face d’elle dans une des bergères du boudoir. Elle m’explique qu’au moment où je suis entré dans la villa l’Empereur était occupé à recevoir une délégation d’officiers roumains. Je reste donc seul, pendant quelques minutes, avec la mère et les enfants. Rien de plus familial, de plus paisible, de plus intime, que le tableau d’intérieur qu’il m’est ainsi donné de contempler. Est-ce vraiment cette même femme, cette princesse Alice de Hesse, cette Impératrice Alexandra Féodorowna, sur qui l’on fait courir, en Russie et ailleurs, tant de bruits étranges, avec la complicité insolente ou secrète de quelques-uns des grands-ducs ? Ce qu’on me dit ici confirme ce que m’a rapporté à Paris, le 25 février dernier, le comte de Gontaut-Biron. Un paysan russe, marié, père de famille, illettré, s’est introduit auprès de la famille impériale. Il s’appelle Grigory Raspoutine. C’est un aventurier ou un illuminé qui a, paraît-il, une extraordinaire puissance de prosélytisme. Il exerce sur plusieurs grandes dames de l’aristocratie une influence inexplicable. Quelques-unes sont folles de lui. Elles recherchent ouvertement ses pieux baisers et ses saintes caresses. Il mène, au vu de tous, une vie de débauche et de scandale. Mais, au Saint-Synode même, il a autant de partisans que d’adversaires et beaucoup sont convaincus qu’il exerce une mission céleste. Il a pris sur l’Impératrice un ascendant prodigieux. Stolypine avait essayé de l’écarter. Raspoutine a prophétisé : « Cet homme a voulu me nuire ; c’est bien triste pour lui ; je pressens qu’il sera victime de son erreur. » Et Stolypine a été assassiné. Le ministre avait, paraît-il, saisi et communiqué à l’Empereur une lettre où l’Impératrice disait mystiquement à Raspoutine : « Je ne me repose que sur ton cœur. » M. Kokovtzoff, à son tour, avait essayé de combattre cette influence occulte. Il s’y était brisé. M. Paléologue, qui m’a donné tous ces détails en une heure de loisir, les tient en partie, m’a-t-il dit, du grand-duc Nicolas-Michel et de la grande-duchesse Wladimir. Il ajoute, d’ailleurs, qu’il ne croit pas l’Impératrice coupable d’infidélité. Elle aime son mari et elle en est aimée. Elle est bonne mère. Elle a conscience de ses devoirs et souci de sa dignité. Mais, névropathe, souffrant