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comment fut déclarée la guerre de 1914

au cours de l’existence en un confiant et fidèle attachement. De même, entre la duchesse de Hohenberg et la comtesse Berchtold existait une amitié qui datait de leur entrée dans la vie. La toute récente réception au château de Konopischt, où le ministre et sa femme ont été comblés des attentions les plus amicales, se trouve avoir été un suprême témoignage de ces sentiments dont le comte Berchtold m’entretenait avec une abondance de détails et un attendrissement qu’on n’eût pas attendus de sa réserve habituelle. Il était généralement mal jugé, me disait-il, parce qu’il avait le caractère difficile, obstiné, et qu’il était indifférent à la crainte de se faire des ennemis. Mais c’était un prince d’une intelligence vaste et capable de desseins considérables. Très injustement, il a été accusé de méditer une politique agressive contre quelques États, notamment contre la Russie. Je puis affirmer qu’il s’inspirait, au contraire, de sentiments plutôt favorables à l’Empire voisin. Il suivait en cela la tradition de son père qui, ayant rempli plusieurs missions à la Cour de Saint-Pétersbourg, avait conservé une haute estime pour le peuple russe et s’était lié d’amitié avec le tsar Nicolas. Je suis certain que l’archiduc se serait montré de tendances russophiles, s’il avait régné. Après avoir rapporté cette conversation, M. Dumaine poursuivait : Frappé d’une mort aussi honorable que cruelle dans l’accomplissement des devoirs d’un quasi-souverain et d’un généralissime, François-Ferdinand est appelé, en somme, à bénéficier du secret de son énigmatique nature. Tandis que, de son vivant, son règne était presque unanimement redouté, on lui prêtera désormais les pensées de gouvernement les plus flatteuses pour sa mémoire. Tout ce qu’il est permis de supposer, semble-t-il, c’est que la violence de ses passions l’eût peut-être déterminé à bouleverser les assises et la politique extérieure de la monarchie, sans qu’on puisse dire si l’expérience eût été heureuse. Il détestait les Hongrois et les Italiens, d’où la pensée qu’on lui attribuait de favoriser le slavisme au détriment des Magyars et de la pénétration italienne dans le littoral autrichien de l’Adriatique. Aurait-il été cependant poussé par ces tendances, soit à instituer le trialisme, soit à doter les différentes nationalités groupées sous son sceptre d’une autonomie assez large pour satisfaire les aspirations des unes et des autres ? En Roumanie on attendait de lui une amélioration du sort des populations de Transylvanie, opprimées par les Hongrois. En Serbie, l’opinion lui était favorable, parce que l’on espérait qu’il créerait un royaume yougoslave. Mais c’était vraisemblablement compter sans son ultramontanisme étroit qui devait lui inspirer autant d’horreur pour les schismatiques des divers cultes que pour les Italiens spoliateurs des États pontificaux. À l’intérieur, seuls à peu près, les Tchèques se flattaient qu’il leur serait secourable, à cause de l’influence que sa femme, issue d’une des vieilles familles de Bohême, exerçait sur son esprit. Le peuple, sans trop le connaître, et le jugeant sur ce qu’on rapportait de son fanatisme clérical et de son avarice, ne l’aimait pas. Toutefois, maintenant qu’il a disparu, on oppose ces chances de hasardeuses rénovations à la quasi-certitude de voir se prolonger, sous le règne d’un jeune souverain sans personnalité, les traditions suran-