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DUCIS.[1]


ÉPITRES.


ÉPÎTRE À L’AMITIÉ

Lue le lundi 13 février 1785, à la séance publique de l’Académie française, le jour où M. le comte de Guibert y est venu prendre séance à la place de M. Thomas.

Noble et tendre amitié, je te chante en mes vers.
Du poids de tant de maux semés dans l’univers,
Par tes soins consolans c’est toi qui nous soulages.
Trésor de tous les lieux, bonheur de tous les âges,
Le ciel te fit pour l’homme, et tes charmes touchans
Sont nos derniers plaisirs, sont nos premiers penchans.
Qui de nous, lorsque l’âme encor naïve et pure
Commence à s’émouvoir, et s’ouvre à la nature,
N’a pas senti d’abord, par un instinct heureux,
Le besoin enchanteur, ce besoin d’être deux,
De dire à son ami ses plaisirs et ses peines ?
D’un zéphyr indulgent si les douces haleines
Ont conduit mes vaisseaux vers des bords enchantés,
Sur ce théâtre heureux de mes prospérités,
Brillant d’un vain éclat, et vivant pour moi-même,
Sans épancher mon cœur, sans un ami qui m’aime,
Porterais-je moi seul, de mon ennui chargé,
Tout le poids d’un bonheur qui n’est point partagé ?
Qu’un ami sur mes bords soit jeté par l’orage,
Ciel ! avec quel transport je l’embrasse au rivage !
Moi-même entre ses bras si le flot m’a jeté,
Je ris de mon naufrage et du flot irrité.
Oui, contre deux amis la fortune est sans armes ;
Ce nom répare tout : sais-je, grâce à ses charmes,
Si je donne ou j’accepte ? Il efface à jamais
Ce mot de bienfaiteurs et ce mot de bienfaits.
Si, dans l’été brillant d’une vive jeunesse,
Je saisis du plaisir la coupe enchanteresse,
Je veux, le front ouvert, de la feinte ennemi,
Voir briller mon bonheur dans les yeux d’un ami.
D’un ami ! ce nom seul me charme et me rassure
C’est avec mon ami que ma raison s’épure.
Que je cherche la paix, des conseils, un appui,
Je me soutiens, m’éclaire, et me calme avec lui.
Dans des pièges trompeurs si ma vertu sommeille,
J’embrasse, en le suivant, sa vertu qui m’éveille.
Dans le champ varié de nos doux entretiens,
Son esprit est à moi, ses trésors sont les miens.
Je sens dans mon ardeur, par les siennes pressées,
Naître, accourir en foule, et jaillir mes pensées.
Mon discours s’attendrit d’un charme intéressant,
Et s’anime à sa voix du geste et de l’accent.

Quelquefois tous les deux nous fuyons au village.
Nous fuyons. Plus de soin, plus d’importune image.
Amis, la liberté nous attend dans les bois.
Sans nous plaindre, et de l’homme, et des grands, et des rois.
Nous déplorons sans fiel leur pénible esclavage.
De mes tilleuls à peine ai-je aperçu l’ombrage,
Mon cœur s’ouvre à la joie, au calme, à l’amitié.
J’ai revu la nature, et tout est oublié.
Dans nos champs, le matin, deux lis venant d’éclore.
Brillent-ils à nos yeux des larmes de l’aurore.
Nous disons : « C’est ainsi que nos cœurs rapprochés
» L’un vers l’autre, en naissant, se sont d’abord penchés. »
Voyons-nous dans les airs, sur des rochers sauvages,
Deux chênes s’embrasser pour vaincre les orages,
Nous disons : « C’est ainsi que, du destin jaloux,
» L’un par l’autre appuyés, nous repoussons les coups.
» Même sort nous unit, même lieu nous rassemble.
» Avec les mêmes goûts nous vieillissons ensemble.
» Le ciel, qui de si près approcha nos berceaux,
» Ne voudra pas sans doute éloigner nos tombeaux.
» Sur nos tombeaux unis quelque beauté champêtre
» Viendra verser des fleurs, et des larmes peut-être.
» Heureux, en attendant, nous goûtons les loisirs,

  1. Ducis (Jean-François) naquit à Versailles en 1732 ; ce poète se fit connaître fort tard ; il avait plus de trente ans quand il donna Amélise, sa première tragédie ; cet ouvrage, qui ne méritait ni un succès ni une chute, fut suivi de neuf tragédies qui placèrent Ducis au premier rang parmi les tragiques du second ordre. On lui doit encore un grand nombre d’épîtres et de pièces fugitives qui portent les unes l’empreinte d’une âme indépendante et forte, les autres le cachet d’un talent plein de naïveté et d’une touchante mélancolie. Malgré l’amitié qui l’unissait à certaines personnes de la cour Ducis, embrassa la cause de la révolution avec toute l’énergie de son caractère ; ami de l’égalité, c’est elle seule qu’il ambitionna toute sa vie, et Napoléon, qu’il avait aimé consul, lui devint odieux quand il fut empereur ; aussi ne voulut-il rien accepter de lui. En 1804, Ducis quitta Paris et se fixa à Versailles où il succomba en 1817, par suite de violens maux de gorge auxquels il était depuis long-temps sujet.