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SOUVENIRS D’UN VIEUX CRITIQUE

citerai un souvenir entre mille. Un soir, au théâtre des Variétés (23 novembre 1863), le hasard m’avait placé à côté de lui. On donnait la première représentation d’un médiocre vaudeville, dont tout l’esprit était dans le titre : Ajax et sa blanchisseuse. De temps en temps, je regardais mon voisin. Il avait l’air fort ennuyé et même un peu somnolent. — « Allons ! me disais-je, nous n’aurons, lundi, dans le Moniteur, que le strict nécessaire, la devanture, comme on dit en argot d’imprimerie, et, franchement, cette pièce ne mérite pas davantage ! » — Le lundi, quelle ne fut pas ma surprise, en ouvrant le journal, d'y trouver une fantaisie étincelante, des variations exquises, inspirées par le contraste du nom homérique d’Ajax, fils de Télamon, avec les vulgaires amours d’un étudiant et d’une blanchisseuse ! On ne pouvait pas supposer que, en écrivant cette jolie page, Théophile Gautier fût de mauvaise humeur ; c’est qu’il était, avant tout, un virtuose incomparable, le Paganini du vers et de la prose. Que la musique fût belle, médiocre ou banale, une fois sur son pupitre, il s’en emparait avec une maëstria inouïe ; il la faisait sienne et on ne savait plus, en le lisant, si Le texte était de Mozart ou du répertoire des cafés-concerts.

J’ai rappelé le travail, analogue à celui-ci, qui nous avait valu, sous la plume de M. de Lovenjoul, l’histoire des œuvres de Balzac. Avec Théophile Gautier, la besogne était plus compliquée, la difficulté plus effrayante. Sauf quelques rares échappées, dans le journalisme, sauf les trois numéros de la Revue