Page:Potvin - La Baie, récit d'un vieux colon canadien-français, 1925.djvu/55

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
53
la baie

Vrai, je l’avoue, si c’eût été Joseph dont on m’eut apporté le corps tout mouillé encore, ce triste soir de septembre, il me semble que j’aurais eu moins de peine que pour celui de mon pauvre petit Arthur, mort en voulant nous apporter, comme il le faisait souvent, pour notre souper, des petites truites de la Rivière-à-Mars. Il savait que cela nous faisait tant plaisir…

Mon Dieu ! ce qu’on est, hein ! Pas grand’chose, vrai ! je vous l’assure, entre les mains du grand Maître d’en Haut ! On fait des projets pour l’avenir et, crac ! un pied qui glisse sur une pierre gluante au bord de l’eau et tout s’en va dans le courant qui entraîne un petit corps sans défense. Et on reste là, sans pensée, sans ambition pour vivre encore, nos projets raides morts, comme la truite au bout de la ligne de mon pauvre petit quand on l’a trouvé sur les cailloux ronds de l’embouchure de la Rivière-à-Mars.

Ernestine mit du temps, vous pensez, à se remettre de cette épreuve. Moi, je m’en ressens encore. J’ai eu toujours depuis et j’aurai sans cesse dans ma vue le corps de mon petit garçon pâle et tout gonflé et que l’on veilla pendant deux jours et deux nuits dans la salle de notre maison tapissée de draps blancs, les murs, le plafond et le plancher. On l’avait mis sur deux larges madriers d’épinette recouverts aussi de draps et qui reposaient aux deux bouts sur des montants d’établi qu’on était allé emprunter chez le menuisier. On l’avait revêtu de son habillement de première communion et on lui avait mis un gros crucifix dans ses mains jointes sur sa poitrine. Sa figure était sérieuse et quand on le regardait, il paraissait nous fixer aussi. Ah ! je le vois encore ! J’ai eu bien des peines depuis cet événement ; j’en ai jamais eu comme celle-là. Si, au moins, dans la suite, mon plus vieux m’avait consolé. Mais non : vous allez voir plus tard.