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la baie

moi. Pourquoi ce qui était bon voilà une quarantaine d’années ne le serait plus alors, que je me demandais.

J’étais simple de croire à ces choses-là. Avec les steamboats, il était venu bien des idées nouvelles et, quand ils arrivèrent dans la Baie, qui était pour moi tout le monde, nos enfants n’étaient plus ce que nous avions été, nous autres, une cinquantaine d’années auparavant, quand nous portions des culottes courtes et qu’on ne fumait pas encore la pipe. Nos garçons et nos filles ne suivaient plus nos traces. D’abord, on s’en est aperçu à peine, occupé qu’on était, jour et nuit, à agrandir et à améliorer nos terres. Et quand un soir, nous autres, les anciens, les vieux, comme on nous appelait quand on n’avait quasiment pas cinquante ans, on se retourna pour voir si nos enfants suivaient, on s’est aperçu avec un gros chagrin sur le cœur que les uns traînaient de l’aile et que d’autres mêmes pendant qu’on marchait, les yeux ouverts seulement sur les moyens de faire rapporter les terres, avaient pris un autre chemin. Allez donc crier alors pour les rappeler ! C’est comme s’ils avaient été perdus de l’autre côté de la Baie et qu’en pleine tempête de nordet on aurait crié, de Saint-Alexis, pour leur dire de prendre telle anse enfin de gagner notre bord.

Tel était mon cas et celui de Joseph, mon plus vieux.

J’ai eu l’idée qu’il était bien perdu pour nous et pour la terre, une après-midi d’après les récoltes que je l’avais envoyé charroyer du fumier sur un pacage que je voulais transformer en jardin à patates pour le printemps suivant, parce qu’il y avait là du beau sable jaune ce qui est bon, vous savez, pour les patates. J’avais eu affaire à monter par là dans le courant de la relevée et j’étais bien certain, à cette heure-là, que Joseph avait fait, au moins, trois voyages de fumier qu’il avait étendu. Je l’aperçus de loin