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Page:Pouchkine - La Fille du capitaine, 1901.djvu/10

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confié au piqueur Savéliitch, que sa sobriété avait rendu digne de devenir mon menin. Grâce à ses soins, vers l’âge de douze ans je savais lire et écrire, et pouvais apprécier avec certitude les qualités d’un lévrier de chasse. À cette époque, pour achever de m’instruire, mon père prit à gages un Français, M. Beaupré, qu’on fit venir de Moscou avec la provision annuelle de vin et d’huile de Provence. Son arrivée déplut fort à Savéliitch. « Il semble, grâce à Dieu, murmurait-il, que l’enfant était lavé, peigné et nourri. Où avait-on besoin de dépenser de l’argent et de louer un moussié, comme s’il n’y avait pas assez de domestiques dans la maison ? »

Beaupré, dans sa patrie, avait été coiffeur, puis soldat en Prusse, puis il était venu en Russie pour être outchitel, sans trop savoir la signification de ce mot [1]. C’était un bon garçon, mais étonnamment distrait et étourdi. Il n’était pas, suivant son expression, ennemi de la bouteille, c’est-à-dire, pour parler à la russe, qu’il aimait à boire. Mais, comme on ne présentait chez nous le vin qu’à table, et encore par petits verres, et que, de plus, dans ces occasions, on passait l’outchitel, mon Beaupré s’habitua bien vite à l’eau-de-vie russe, et finit même par la préférer à tous les vins de son pays, comme bien plus stomachique. Nous devînmes de grands amis, et quoique, d’après le contrat, il se fût engagé à m’apprendre le français, l’allemand et toutes les sciences, il aima mieux apprendre de moi à babiller le russe tant bien que mal. Chacun de nous s’occupait de ses affaires ; notre amitié était inaltérable, et je ne désirais pas d’autre mentor. Mais le destin nous sépara bientôt, et ce fut à la suite d’un événement que je vais raconter.

Quelqu’un raconta en riant à ma mère que Beaupré s’enivrait

  1. Qui veut dire maître, pédagogue. Les instituteurs étrangers l'ont adopté pour nommer leur profession.