Il commençait à faire nuit. La route que j’avais à suivre passait devant la bourgade de Berd, repaire de Pougatcheff. Cette route était encombrée et cachée par la neige ; mais à travers la steppe se voyaient des traces de chevaux chaque jour renouvelées. J’allais au grand trot. Savéliitch avait peine à me suivre, et me criait à chaque instant :
« Pas si vite, seigneur ; au nom du ciel ! pas si vite. Ma maudite rosse ne peut pas attraper ton diable à longues jambes. Pourquoi te hâtes-tu de la sorte ? Est-ce que nous allons à un festin ? Nous sommes plutôt sous la hache, Piôtr Andréitch ! Ô Seigneur Dieu ! cet enfant de boyard périra pour rien. »
Bientôt nous vîmes étinceler les feux de Berd. Nous approchâmes des profonds ravins qui servaient de fortifications naturelles à la bourgade. Savéliitch, sans rester pourtant en arrière, n’interrompait pas ses supplications lamentables. J’espérais passer heureusement devant la place ennemie, lorsque j’aperçus tout à coup dans l’obscurité cinq paysans armés de gros bâtons. C’était une garde avancée du camp de Pougatcheff. On nous cria : « Qui vive ? » Ne sachant pas le mot d’ordre, je voulais passer devant eux sans répondre ; mais ils m’entourèrent à l’instant même, et l’un d’eux saisit mon cheval par la bride. Je tirai mon sabre, et frappai le paysan sur la tête. Son bonnet lui sauva la vie ; cependant il chancela et lâcha la bride. Les autres s’effrayèrent et se jetèrent de côté. Profitant de leur frayeur, je piquai des deux et partis au galop. L’obscurité de la nuit, qui s’assombrissait, aurait pu me sauver de tout encombre, lorsque, regardant en arrière, je vis que Savéliitch n’était plus avec moi. Le pauvre vieillard, avec son cheval boiteux, n’avait pu se débarrasser des brigands. Qu’avais-je à faire ? Après avoir attendu quelques instants, et certain qu’on l’avait arrêté, je tournai mon cheval pour aller à son secours.