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VIII
DÉDICACE


ne règne plus que sur les ombres du passé. Car elle est morte, l’Europe de ce demi-siècle naïf et éloquent qui va de 1830 à 1880. Son roman a sombré dans l’Histoire, et j’ai vu diminuer peu à peu, durant les années de mon travail, se réduire à quelques cahiers de souvenirs et de lettres, le bagage en apparence si encombrant que traînaient avec eux ces explorateurs de l’idéal. Aussi me semble-t-il que vouloir expliquer comment je cherchai à découvrir l’itinéraire de notre cœur à nous dans celui de ces aventuriers, à inventorier ce qui subsiste encore en notre temps des idées et des sentiments qu’emportèrent dans leurs voyages ces touristes passionnés, serait reprendre vainement le vain fuseau de Pénélope.

Toutefois les montagnes du Walhalla qui se dressent à l’horizon ne sont pas des volcans éteints. Des flammes en sortent encore, des fumées, un sourd grondement. Et si les géants ont fini de gouverner la terre, ils ont laissé après eux, dans les profondeurs des fleuves et sous les brouillards des sommets, les somptueuses musiques de leur mourante grandeur. Il me suffirait d’avoir su réveiller en ceux qui liront ces pages quelque mélodie forestière, ou l’une de ces fanfares voilées, de ces dissonances tragiques qui ornèrent aussi nos humbles destins, pour que se trouve justifiée mon entreprise. Tout au long de l’épopée wagnérienne, peut-être, en dernière analyse, n’ai-je tenté que d’apaiser en moi à la fois cette curiosité et cette douleur de vivre dont nous souffrons malgré nous, en dépit de l’adresse que nous mettons à nous croire blasés et invulnérables.

Voici que les cloches de la vallée me rappellent à propos ce Dieu de Rilke dont les mains s’étaient enfuies pour essayer de pétrir un homme et qui l’avaient maladroitement lâché trop tôt sur terre. « Il était si impatient », disaient-elles pour s’excuser, « il voulait vivre tout de suite ». Et cela me fait souvenir d’un autre Dieu, de sept siècles plus âgé, tel qu’on le voit encore sur le porche nord de la Cathédrale de Chartres, dans un cordon de reliefs où le statuaire du moyen-âge a raconté à sa manière la Création du monde. Deux de ces figures m’ont toujours vivement frappé.

L’une montre le Père Éternel coiffé du bonnet des Juifs, la tête appuyée sur ses mains, et dans une attitude qui révèle la déception qu’il éprouve en contemplant son œuvre ache­-