Page:Pourtalès - Wagner, histoire d'un artiste, 1948.pdf/21

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

CHAPITRE PREMIER

la campagne des poëtes


L’Europe n’a point pardonné à la France la gloire de Napoléon. Ce petit homme a secoué trop de trônes, coûté trop de sang et renversé trop de principes pour n’être pas resté affiché au ciel historique, cent ans encore après sa mort, comme une immense catastrophe. On a vécu un siècle entier dans la peur de voir débarquer sur nos plages démocratiques ce général en chef de l’aventure. Pourtant il faudrait se rassurer : c’est l’argent qui gouverne les États modernes, et les banquiers n’ont aucun goût pour l’imprévu. Napoléon est rentré pour tout de bon de Sainte-Hélène dans sa famille, qui est celle des poètes.

Aujourd’hui, nous ne croyons plus au génie. Ni beaucoup à la gloire. En vérité, croyons-nous même aux poëtes ? Je me le demande, du moins s’il s’agit des messieurs qui font des vers. La gloire, nous la goûtons peut-être toujours, mais sous le nom de succès, chose moins haute, qu’on peut saisir avec les mains, avec les dents. Laissons les poëtes parmi ceux-là seulement qui furent solitaires, méprisants, tristes, cœur à cœur avec eux-mêmes.

Le Napoléon d’il y a cent-vingt ans était assurément un tel semeur de poésie, que les cœurs se levaient sous ses bottes comme des coqueliquots sanglants et chantants à travers les plaines où il passait. Chargés d’amour ou de haine, peu importe. Ils se levèrent, ils chantèrent et remplirent tout le