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RICHARD WAGNER


sique n’était plus la plainte d’une souffrance désormais vaincue ; c’était sa création musicale, son développement technique, la ligne de continuité de son art.

Toutefois, nous ne saurions nous abuser comme lui. Les travaux des philosophes tendent de plus en plus à démontrer que la vie et l’œuvre des hommes forment une même unité spirituelle et matérielle, s’amalgament en un bloc d’une substance unique. Aussi, plus nous avançons dans le récit de l’existence de Wagner, plus il nous semble devoir faire large part non à la théorie et à l’esthétique, mais aux événements familiers qui remplissent les marges de ses « Œuvres Complètes ». Car ses œuvres sont la floraison magnifique, greffée et regreffée, de ses émotions. Comme l’expose M. Bergson[1] « l’œuvre géniale est le plus souvent sortie d’une émotion unique en son genre, qu’on eût crue inexprimable et qui a voulu s’exprimer ». Elle n’était, cette émotion, « qu’une exigence de création, mais une exigence déterminée, qui a été satisfaite par l’œuvre une fois réalisée » et qui n’aurait pu l’être par aucune autre. Que l’homme-Wagner nous soit apparu quelquefois inhumain plutôt que surhumain, je l’accorde ; mais c’est au moment de composer son dernier drame, de tous le plus mystique et à bien des égards le plus wagnérien, qu’il se révèle humain dans le plein sens du mot. Et si la chasteté de Nietzsche a quelque chose du tranchant d’une arme derrière laquelle cette âme trop vulnérable s’abrite, je n’en puis admirer moins ce Wagner de la soixante-quatrième année s’offrant sans scrupules vains et sans timidité de vieillard aux derniers aiguillons d’une chair qui ne se refroidit point. La vie n’a jamais rien refusé à qui ne se refusait pas à elle. Et peut-être la grandeur de l’homme ne la verra-t-on bientôt plus dans ses renoncements, ses sacrifices, mais au contraire dans une dépense de lui-même qu’il saura consentir jusqu’à la limite extrême de ses forces. Ses dieux naissent de l’homme comme ses diables, et les grands « afflrmateurs » sont tous à l’image de Faust.

Or, Wagner est un disciple très authentique de Gœthe, du moins en tant que vivant supérieur. Il le dépasse même en ceci, qu’il ignore ou méprise le ridicule. Il n’abdique ni devant

  1. Henri Bergson : Les deux sources de la Morale et de la Religion. Paris, 1932.