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RICHARD WAGNER


poignant par la roue. Degelow aussi, spécialiste en duels et aventures galantes ; Stelzer, qui en est à sa dixième année d’études et pose au décadent ; enfin et surtout Schroeter, amateur de poésie, jeune homme doux, élégant de langage, d’influence aimable. En très peu de temps, le petit Wagner au tempérament batailleur se met quatre ou cinq duels sur les bras. Mais, par une série de hasards qui donne à songer, aucune de ces rencontres ne put aboutir. L’un de ses adversaires eut l’artère du bras droit tranchée dans une affaire préalable ; deux autres prirent la fuite pour dettes ; un nommé Fischer, la veille même du jour où il devait se battre, eut un grave démêlé dans un lieu de débauche et fut transporté à l’hôpital ; enfin, le plus dangereux de tous, Degelow, qui appartenait au clan des géants et que Richard avait tout de même provoqué, reçut dans une bagarre un coup d’épée au travers du corps et tomba mort sur la place.

Ces émotions avortées sont suivies par des fêtes, dont l’une dure trois jours et trois nuits. Richard y demeure le dernier, car l’excès est en tout la seule mesure qu’il connaisse. Il se découvre une passion nouvelle, effrayante, enivrante naturellement, celle des cartes et du jeu. Il joue d’abord pour gagner les deux thalers que coûte cette équipée. La constante et tragique lutte de Wagner pour arracher l’argent au destin commence durant ces trois nuits de beuverie estudiantine. Pendant quelques semaines, il poursuit la chance avec des hauts et des bas, dans tous les tripots de Leipzig. Elle le conduit enfin un jour de paroxysme jusqu’à cette limite extrême où la passion se dévore elle-même et tue l’homme, ou est tuée par lui.

Cette fois-ci Richard a en poche la pension de sa mère, qu’il a été chargé d’encaisser ; et il ne balance pas une minute : il la jouera, il risquera le tout pour le tout. S’il perd cette somme, dont dépend l’existence même des siens, il disparaîtra pour jamais de son pays ; s’il gagne, il payera ses dettes et ne touchera plus une carte. Serment que l’on connaît. Pourtant il s’approche avec confiance de la table, parmi la horde des vieilles crapules, des étudiants décavés, des professionnels. Il joue. L’argent s’en va. Aucune passe heureuse, et chaque fois que les cartes s’abattent, sa petite masse est ratissée. Tout y passe, jusqu’au dernier écu, le