Page:Pourtalès - Wagner, histoire d'un artiste, 1948.pdf/56

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
38
RICHARD WAGNER


d’affronter ses forces toutes neuves à celles de l’énorme machine sociale, si lente, si injustement logique, si dure souvent, mais parfois si reconnaissante envers qui se lève pour corriger son mouvement, toutes ces raisons harcèlent Richard du besoin d’une nouvelle fuite. Vienne, capitale de la musique, mansarde du rude Beethoven, cité amère au divin Mozart, Vienne verra bientôt sur son pavé où glissait tout à l’heure encore le fluet Chopin, le studiosus musicæ Wagner.

Le comte Tyskiéwitsch en personne fait monter le jeune homme dans sa fameuse calèche à quatre chevaux, dont le galop jette sous les portes cochères les piétons de Leipzig. Ce grand seigneur fredonne une mélodie de Zampa. Mais son petit ami emporte dans son sac sa Symphonie vengeresse. Qu’importent Zampa ou les pots-pourris de Struss ? Expert en harmonie depuis hier. Expert en art de vivre d’ici peu. Et dix-neuf ans…


« Pour moi », dit Gide dans Un esprit non prévenu, « convaincu par l’expérience et par l’histoire, que les forces les plus utiles sont celles qui se montrent le plus redoutables d’abord, et d’autre part assuré de l’empire de mon esprit, je n’eus garde de rejeter rien de ce que je prétendais domestiquer et dont je restais assuré de pouvoir tirer bon parti. Les éléments troubles de l’esprit, ce seront demain les meilleurs. »

Ces troubles éléments, peut-être les avons-nous jusqu’ici plutôt pressentis que reconnus en Wagner. Toutefois, ils existent. Je les relève et les note en marge de ce premier paragraphe de sa vie, convaincu qu’il en saura tirer fort bon parti, en effet. Qu’il y ait du redoutable dans le désordre, les appétits et les vtotences de cet enfant, cela ne fait pas doute. Mais qu’il soit assuré de l’empire de son esprit voilà qui déjà m’indique la marque particulière de sa volonté naissante. Je ne fais pas l’histoire d’un petit prodige ; je raconte je développement anarchique et lent d’un artiste dont toute la grandeur sera d’être en continuel perfectionnement, alors que l’omme demeurera jusqu’au bout immobite dans son ombre, intraitable, imperfectible, et comme l’envers démoniaque et presque ricanant de son héroïque idéal.