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RICHARD WAGNER


compagner, mêlant à son chant celui de tous ces instruments dont il est le maitre et enchanteur. Comme il sent naître son génie aux roulades de Bellini, de Rossini, aux cris purs de Léonore dans le Fidélio de Beethoven ! Il regarde Desdémone agenouiliée, tragique, les joues couvertes de larmes, et il pressent que d’autres cris, plus vrais — qu’il croira plus vrais — un jour sortiront en masses harmoniques de son petit corps à lui, soulevé d’orgueil créateur.

Il sut persuader Mme Schroeder-Devrient de donner avec lui, à l’Hôtel de la Ville de Londres, un concert à son bénéfice personnel. Cela le soulagerait en même temps de toutes ses dettes. On mit au programme l’air d’Adélaïde de Beethoven, la Bataille de Victoria, et l’Ouverture de Christophe Colomb. On doubla l’orchestre. On fit faire des machines spéciales pour que crépitassent mieux les fusillades. On tripla les cuivres et les tambours. Malgré quoi la salle ne se trouva qu’à demi remplie et ce public clairsemé, lorsque la bataille eut atteint son paroxysme, s’enfuit épouvanté. Wagner resta face à face avec ses créanciers et penché sur le déficit considérable de sa première campagne lyrique. La direction faisait faillite une fois de plus, distribuant en guise d’honoraires des billets pour la saison prochaine. Il fallut s’ingénier pour apaiser les coléres les plus bruyantes, promettre des secours providentiels qui me manqueraient point d’arriver de Leipzig, recourir aux bons offices d’une dame juive. Il fallut surtout prendre soi-même la fuite, quitter une Minna désolée, qui cherchait à négocier au mieux les assignats offerts par le vieux directeur en calotle et en robe de chambre.

À Leipzig, on attendait le jeune grand homme avec un peu d’inquiétude. Il avoua tout, même les dettes croissantes vers Théodore Apel. L’humiliation la plus cruelle était de devoir une fois encore emprunter au beau-frère Brockhaus, commençant riche, ironique, et qui faisait valoir sa générosité. Du moins payait-il quelquefois, ou plutôt tirait une traite sur l’avenir. Le présent se soldait donc par un zéro bien rond. Même In place de chef d’orchestre semblait perdue. Le seul avoir de Richard Wagner était sa partition inachevée de la Défense d’aimer — et son chien. Un caniche brun, en effet, le suivait depuis Magdebourg. Le premier chien de