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LA TEMPÊTE DU « VAISSEAU FANTÔME »


petite femme pratique. La figure du dernier des Tribuns, du héros romain de l’unité Italienne au xive siècle, de l’ami de Pétrarque, lui versait une griserie d’artiste. Il se mettait à « romancer » cette vie d’un héros de l’ordre et de la force. Comme l’avait fait lord Bulwer. Comme l’avait fait Shakespeare pour tout son peuple imaginaire. Comme le feront jusqu’à la consommation des siècles tous les trahis, tous les déçus, tous les pauvres de ce monde en qui chantent les musiques de l’impossédable.


La fin de l’été avait été bienfaisante, dans la compagnie du jeune ménage Hermann Brockhaus, auprès d’Ottille, qui devint pour quelque temps sa sœur préférée. Dans la seconde moitié d’août il fallut se mettre en route pour Riga, où l’appelait son engagement. Le voyage, assez long et pénible, se termina dans la surprise causée à l’étranger par la vie grouillante

et débraillée de ce port russe, où l’Orient et l’Occident se heurtent. Riga est pittoresque, sale, opulente. Heureusement, l’on y entend parler l’allemand un peu partout. L’accueil du directeur du théâtre — Charles de Holtei, poëte et auteur dramatique siléslen — est assez encourageant. L’homme est souple, intelligent, fantasque, quelque peu inquiétant d’allures ; fort bavard au surplus, adroit sans doute, car il commence tout de suite par escamoter deux cents roubles sur les mille prévus par le contrat, « dans l’intérêt supérieur de l’art ». Il déclare franchement son goût pour la musique française et italienne, annonce qu’il a commandé en bloc les partitions de tous les opéras de Bellini, de Donizetti, d’Adam et d’Auber. C’est un homme qui aime les théâtres forains, et transporterait volontiers sa troupe en roulotte. Quant à l’orchestre, fort de vingt-quatre instrumentistes, il se trouve être passable. De bons « bois », d’excellents cors, des chanteurs d’une très honnête moyenne. Tout cela pourrait devenir en somme quelque chose d’honorable.

Une surprise fut de rencontrer Henri Dorn, l’ancien chef d’orchestre de Leipzig, le même qui avait autrefois conduit l’Ouverture Nouvelle du jeune Richard, dont l’accompagnement de grosse caisse avait tant amusé l’auditoire ! Dorn assume à Riga les fonctions de « Directeur municipal de la musique pour les églises et les écoles ». Il emmène son ancien