sa guise ; il aurait tué tous mes chanteurs. » Telle est déjà la
conscience, la « gründlichkeit » de ce petit chef de vingt-cinq
ans. Il est intraitable dès qu’il s’agit d’une œuvre d’art.
Il faut que tout soit parfait, logique, fondé, explicable. Il faut
même que tout soit expliqué, dût-on recourir à l’histoire, à
la philosophie, à la philologie. Il prend la plume. Il écrit
pour le journal de Riga un essai sur Bellini. « Du chant, du
chant, et encore une fois du chant, vous autres Allemands !
Puisque le chant est le langage par lequel l’homme se communique
musicalement, s’il n’est pas aussi bien construit et
conduit que tout autre langage cultivé, on ne vous entendra
point. » Ce n’est pas qu’il soit pédant ; mais il a le goût de
s’instruire et d’instruire les autres. Le médiocre élève de
Dresde et de Leipzig se laisse envahir par la passion d’apprendre
et d’enseigner, comme tant d’autodidactes. Il est
amoureux de son travail. « Dans le doux exil du travail »,
écrivait Rodin à Rainer Maria Rilke, « on apprend d’abord la
patience, qui elle-même nous enseigne l’énergie, et celle-ei
nous donne la jeunesse éternelle, faite de recueillement et
d’enthousiasme. » Wagner est plein de force, de sève, bouillonnant
d’indignations, et toujours replié sur lui-même, réduit
à soi, étranger à tous. Mais cette solitude qu’il hait, tout
comme les déceptions qui le guettent, sont les sûres gardiennes
de son naissant génie. Elles se penchent chaque nuit sur
le mauvais sommeil de ce petit homme pâle et mal nourri.
Plus il semble abandonné, plus sûrement distillent-elles
goutte à goutte dans son cœur le venin dont elles vont tremper
son caractère et galvaniser ses puissances.
Wagner n’est pas encore grand, mais il est déjà mauvais, dur, exigeant, égoïste avec impudeur et autorité. Il entre en possession de son rythme. Il fait sourire les uns, il effraye les autres ; on le trouve génial et insupportable. Mais personne ne sait qu’il ne mange pas à sa faim, et que malgré l’épuisant labeur des répétitions de chœurs, de mise en scène et d’orchestre, cet halluciné passe ses nuits à composer un opéra destiné à tuer l’ancien répertoire. Une fièvre typhoïde ne l’abat même pas. Le 6 février de 1839, le premier acte de Rienzi est achevé ; et quelques mois après, le second. Il ne se doute pas que ceux-là mêmes qui utilisent ses forces et ses talents cherchent à le perdre.