Page:Prévost - Manon Lescaut, Charpentier, 1846.djvu/253

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elle n’était pas la plus forte cause de mon inquiétude. Manon, l’intérêt de Manon, son péril et la nécessité de la perdre, me troublaient jusqu’à répandre de l’obscurité sur mes yeux, et à m’empêcher de reconnaître le lieu où j’étais. Je regrettai le sort de Synnelet : une prompte mort me semblait le seul remède à mes peines.

Cependant ce fut cette pensée même qui me fit rappeler promptement mes esprits, et qui me rendit capable de prendre une résolution. Quoi ! je veux mourir, m’écriai-je, pour finir mes peines ! il y en a donc que j’appréhende plus que la perte de ce que j’aime ? Ah ! souffrons jusqu’aux plus cruelles extrémités pour secourir ma maîtresse, et remettons à mourir après les avoir souffertes inutilement.

Je repris le chemin de la ville, j’entrai chez moi, j’y trouvai Manon à demi morte de frayeur et d’inquiétude ; ma présence la ranima. Je ne pouvais lui déguiser le terrible accident qui venait de m’arriver. Elle tomba sans connaissance entre mes bras au récit de la mort de Synnelet et de ma blessure ; j’employai plus d’un quart d’heure à lui faire retrouver le sentiment.

J’étais à demi mort moi-même ; je ne voyais pas le moindre jour à sa sûreté ni à la mienne. « Manon, que ferons-nous ? lui dis-je lorsqu’elle eut repris un peu de force ; hélas ! qu’allons-nous faire ? Il faut nécessairement que je m’éloigne. Voulez-vous demeurer dans la ville ? Oui, demeurez-y ; vous pouvez encore y être heureuse ; et moi je vais, loin de vous, chercher la mort parmi les sauvages ou entre les griffes des bêtes féroces. »