Page:Prévost - Manon Lescaut, Charpentier, 1846.djvu/73

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qu’il lui en ait fallu huit pour lier une parfaite connaissance avec ta maîtresse ; ainsi, qui ôte onze et huit de trente-un jours qu’il y a depuis le 28 d’un mois jusqu’au 29 de l’autre, reste douze, un peu plus ou moins. » Là-dessus, les éclats de rire recommencèrent.

J’écoutais tout avec un saisissement de cœur auquel j’appréhendais de ne pouvoir résister jusqu’à la fin de cette triste comédie. « Tu sauras donc, reprit mon père, puisque tu l’ignores, que M. de B*** a gagné le cœur de ta princesse ; car il se moque de moi, de prétendre me persuader que c’est par un zèle désintéressé pour mon service qu’il a voulu te l’enlever. C’est bien d’un homme tel que lui, de qui d’ailleurs je ne suis pas connu, qu’il faut attendre des sentiments si nobles ! Il a su d’elle que tu es mon fils ; et, pour se délivrer de tes importunités, il m’a écrit le lieu de ta demeure et le désordre où tu vivais, en me faisant entendre qu’il fallait main-forte pour s’assurer de toi. Il s’est offert de me faciliter les moyens de te saisir au collet ; et c’est par sa direction et celle de ta maîtresse même que ton frère a trouvé le moment de te prendre sans vert. Félicite-toi maintenant de la durée de ton triomphe. Tu sais vaincre assez rapidement, chevalier ; mais tu ne sais pas conserver tes conquêtes. »

Je n’eus pas la force de soutenir plus longtemps un discours dont chaque mot m’avait percé le cœur. Je me levai de table, et je n’avais pas fait quatre pas pour sortir de la salle, que je tombai sur le plancher, privé de sentiment et de connaissance. On me le rappela par de prompts secours. J’ouvris les