Page:Prévost - Manon Lescaut, Charpentier, 1846.djvu/94

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fallait pas compter sur elle dans la misère : elle aimait trop l’abondance et les plaisirs pour me les sacrifier. Je la perdrai ! m’écriai-je. Malheureux chevalier ! tu vas donc perdre encore tout ce que tu aimes ! Cette pensée me jeta dans un trouble si affreux, que je balançai, pendant quelques moments, si je ne ferais pas mieux de finir tous mes maux par la mort.

Cependant je conservai assez de présence d’esprit pour vouloir examiner auparavant s’il ne me restait nulle ressource. Le ciel me fit naître une idée qui arrêta mon désespoir : je crus qu’il ne me serait pas impossible de cacher notre perte à Manon, et que, par industrie ou par quelque faveur du hasard, je pourrais fournir assez honnêtement à son entretien pour l’empêcher de sentir la nécessité.

J’ai compté, disais-je pour me consoler, que vingt mille écus nous suffiraient pendant dix ans : supposons que les dix ans soient écoulés et que nul des changements que j’espérais ne soit arrivé dans ma famille. Quel parti prendrais-je ? Je ne le sais pas trop bien ; mais ce que je ferais alors, qui m’empêche de le faire aujourd’hui ? Combien de personnes vivent à Paris, qui n’ont ni mon esprit ni mes qualités naturelles, et qui doivent néanmoins leur entretien à leurs talents, tels qu’ils les ont !

La Providence, ajoutais-je en réfléchissant sur les différents états de la vie, n’a-t-elle pas arrangé les choses fort sagement ? La plupart des grands et des riches sont des sots ; cela est clair à qui connaît un peu le monde. Or il y a là-dedans une justice admirable. S’ils joignaient l’esprit aux richesses, ils