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les ignorés

blable à celui qu’il produisait lui-même en marchant sur l’étroit sentier. Il écouta un moment à droite et à gauche, sonda de tous côtés l’ombre blanche où les troncs d’arbres étouffés, noyés, se dressaient partout comme une foule de fantômes mutilés et immobiles, puis il continua sa route. Il n’avait aucune frayeur quelconque, seulement, par habitude de métier, sans doute, il aimait à remonter aux sources déterminantes de ce qu’il voyait et entendait, à se rendre compte des choses avec la somme limitée d’exactitude dont l’homme dispose. Évidemment il n’avait rien entendu, il avait cru entendre, voilà tout. Lorsque la vue se trouve entravée par un voile aussi épais l’ouïe s’affine, les nerfs se tendent et le cerveau s’illusionne. Il n’y a là qu’un phénomène naturel, très commun.

Il poursuivit sa route, songeur. Il lui restait sur le cœur une légère rancune d’avoir été dérangé par une nuit semblable et, sans un mot d’excuse, pour une misérable petite douleur à l’épaule, et il repassait les nombreux crève-cœur de sa carrière. C’était si rare qu’on lui témoignât de la gratitude pour sa peine et ses soins. Que de fois, au contraire, ne lui reprochait-on pas son impuissance tantôt par des paroles d’ignorants stupides, tantôt en l’abandonnant simplement pour un autre ? Combien sa tâche aurait été simple, facile et attrayante si au lieu de le déchirer sans cesse de reproches parlés ou latents, de le harceler d’appels inutiles, on pensait quelquefois à lui dire un mot venant du