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les ignorés

mée aux choses du passé, comme si la crise douloureuse qu’elle traversait secouait à fond son cœur et sa mémoire et amenait à la surface des dessous inconnus. C’était une songerie très lucide, sans regrets ni désirs, une sorte de fascination inconsciente tournée vers le temps où son cœur orgueilleux ne prévoyait pas d’humiliation possible.

Tout d’abord, l’accueil de Julie la réconforta. Plus amicale qu’elle ne l’avait été depuis longtemps, son amie s’informa de la joue malade, avec intérêt, et, après un examen attentif, elle déclara enfin qu’il y avait, en effet, un mieux, un léger mieux.

Mais quelques minutes plus tard Micheline vit cette même Julie chuchoter quelque chose à l’oreille d’une de ses compagnes de service, et tout de suite les deux femmes la regardèrent en même temps. Il sembla alors à Micheline que la voix de Julie, en lui parlant tout à l’heure, avait une note de condescendance, quelque chose qui sonnait comme de la pitié. Dès qu’elle se sentit sûre de n’être observée par personne, elle se regarda à la dérobée dans une des grandes glaces limpides et elle resta suffoquée devant son visage changé, méconnaissable. Fuyant le contact de Julie avec l’effroi d’une bête blessée qui a peur d’être touchée à la place de son mal, elle travailla toute cette matinée-là comme un automate ; mue par l’intense désir de dissimuler sa brûlante inquiétude, et, en même temps, dévorée d’impatience de voir arriver les habitués de midi,