Page:Price - Croquis de province, 1888.djvu/4

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original comme M. Abraham : l’habitation avait-elle été prédestinée à l’abriter ? Ce qui est certain, c’est que l’homme avait déniché le seul palais qui lui convînt.

M. Abraham vivait là, avec sa femme.

Lui, grand, un peu maigre ; sa tête présentait cette bizarrerie qu’elle était absolument privée de tout poil, sauf les sourcils. Par ci, par là, sur le crâne poli, un cheveu, honteux de sa solitude, n’osait pas s’allonger au delà de deux centimètres. La face présentait le plus étrange contraste de jeunesse et de maturité. Les sourcils, épargnés dans la Saint-Barthélémy des cheveux et de la barbe, étaient absolument blancs et surmontaient des beaux yeux bleu clair. La figure rosée offrait un tissu de petites rides, fondues en un fin réseau, tellement serré, qu’elles se confondaient et présentaient à courte distance l’illusion de l’uni. Il y avait sur cette physionomie un peu d’intelligence, beaucoup de bonhomie, et surtout une expression de placidité, parfois éclairée d’un reflet de raillerie douce, qui s’effrayait en dedans de sa hardiesse.

Elle, petite, ni grasse ni fluette, grise de cheveux sous ses bonnets d’intérieur, et blanche de peau, d’une blancheur sans brillant et sans velouté, d’une blancheur de vieille religieuse. Sa figure, à elle, n’exprimait qu’un sentiment, reflété dans ses yeux gris : l’admiration chronique de son mari.

M. Paul Abraham remplissait quatre emplois : c’est beaucoup pour un seul homme. Il y suffisait pourtant.

Il était à la fois officier, auteur dramatique, professeur de belles-lettres, et chanteur comique.

Officier dans l’administration des pompes funèbres de Fourquières, il portait avec majesté le manteau noir à collet et la culotte courte, et savait donner à sa démarche un léger balancement plein de calme grandeur, quand, le claque sous le bras, et l’épée au côté, il suivait le convoi d’un défunt notable, en soutenant respectueusement les décorations sur le coussin de velours noir. Cette situation lui faisait des loisirs. Il les avait consacrés à l’art dramatique. Abraham faisait des pièces ; et, comme tous les grands esprits, il s’était adonné à un genre spécial. Il est juste de dire qu’il avait choisi ce genre indépendamment de toute préoccupation d’école. Les cléments lui eussent manqué, d’ailleurs, pour établir les termes d’un choix comparé et raisonné. Paul Abraham était allé au théâtre une seule fois dans sa vie. Sa maman l’avait conduit au Pied de mouton. Et encore ne l’avait-il pas vu jusqu’au bout, attendu que la respectable dame, outrée du décolletage du corps de ballet, était sortie en faisant une scène