Page:Price - Croquis de province, 1888.djvu/6

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de huit à dix ans. Sa place et ses leçons suffisaient au besoin du couple. Il apprit alors des chansonnettes comiques pour se reposer l’esprit, et il les chanta aux réceptions des jours de fêtes de pensionnats, en calquant religieusement la gravure dans ses attitudes, et en ne dépassant jamais les limites tracées par la morale. Il renonça à l’une de ses plus chères créations, — un Anglais volé par un pick-pocket sur la colonne Vendôme, — parce qu’il avait cru découvrir qu’à certain endroit il pourrait bien y avoir matière à un sous-entendu qu’il ne s’expliquait pas absolument, mais qu’il flairait.

Abraham traversa la vie ainsi, tranquillement, au bras de sa femme. Dieu sait si l’on se moquait autour de lui ! les moqueries ne parvenaient pas jusqu’à lui, dans ses hauteurs sereines et dans son naïf orgueil. Il n’eut qu’un seul chagrin, la mort de sa maman ; et il donna toujours son superflu aux pauvres. On dit même que, parfois, le nécessaire y passa.

Puis, un jour, il s’éteignit tout doucement, dans la petite maison grise, la main dans les mains de sa femme, en lui recommandant de faire prévenir le lendemain, à la pension Beghin, de chercher un autre professeur. Après avoir satisfait à ce devoir d’honnêteté, il reçut pieusement les secours du prêtre, consola sa femme et lui dit :

— Après tout, ma pauvre amie, j’ai eu une belle place dans la vie ; j’ai eu ton affection d’abord, mes heures de triomphe ensuite, et du pain tous les jours ; console-toi et viens me retrouver. Moi, je vais là-haut rejoindre ma pauvre bonne femme de mère. Je crois qu’elle ne sera pas mécontente de moi.

Et le grand innocent mourut.


PERMISSION DE LA NUIT

C’est une pauvre garnison que Sauville. Les régiments de cavalerie sont voués de toute éternité à ces petites villes de province : Castres, Pontivy, Sauville, etc. Vous voyez cela d’ici : un cours désert, avec des arbres et une immense place au bout ; au milieu de la place, la statue d’un grand homme local, perché sur un piédestal et étendant le bras