Page:Price - Croquis de province, 1888.djvu/8

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grande fête par une multitude de parties carrées. C’est surtout du souper que je ne vous parlerai pas, attendu que je n’y ai pas assisté ; et voici pourquoi : j’avais bien la permission de la nuit, mais je devais être rentré à six heures, le lendemain matin, pour les classes à pied. Le premier train partant de Lorges à sept heures, j’étais obligé de prendre le train de minuit. C’était dur ; mais la discipline avant tout, n’est-ce pas ? Oh oui, c’était dur : d’autant plus que j’avais dansé tout le temps avec une très, très jolie brune de dix-huit ans, qui valsait très bien, et qui répondait au doux nom d’Estelle, Estelle Barillier. Cette assiduité avait même paru contrarier singulièrement un personnage devant qui, moi, simple cavalier de deuxième classe, j’aurai du m’effacer : un jeune lieutenant de mon régiment, nommé Garin de Peltreau. Mais je me disais que, somme toute, nous étions deux hommes du même monde, habillés différemment, et je me faisais des théories sur l’égalité devant l’orchestre. Comme conclusion, je dansais encore avec Estelle ; nous causions, nous rions, et la maman me faisait des gros yeux terribles. À minuit moins un quart, je dis adieu à mon rêve, et m’esquivai à la façon de Cendrillon. À une heure, j’étais de retour à Sauville. Toujours comme Cendrillon, je dépouillai à regret mon coquet uniforme ; je revêtis mes jambes d’éléphant et mon gros dolman que j’agrémentai de l’immense sabre, et, comme je n’avais pas la moindre envie de dormir, je m’en allai frapper à l’hôtel de France où j’avais vu de la lumière.

Le père Morissel n’était pas couché. Il me servit un poulet froid et se mit à se chauffer au coin de la cheminée. Moi je mangeais et je pensais à ces fameux soupers à quatre où j’aurais si bien tenu une place entre deux paires de blanches épaules. Tout à coup, j’entendis un grand brouhaha de jupes de satin, un bruit de petits talons, je me retournai :

C’était Estelle !

Estelle, et, derrière elle, M. de Peltreau. Estelle encore en toilette de bal, toute émue, toute rouge, une mantille de laine sur la tête, une sortie de bal de satin blanc sur les épaules, et M. de Peltreau, ému aussi, qui courait à l’hôtelier et lui disait :

— Monsieur Morissel, avez-vous une chambre bien cachée ?… Eh ! mais, il y a quelqu’un ici ! s’écria-t-il d’un ton peu tendre en me voyant.

Ô vertu de l’uniforme ! Vous auriez été embarrassé, vous lecteur, n’est-ce pas ? Moi point : un militaire a toujours un moyen de se tirer de peine. Je saisis ce moyen : je pris la