miter ainsi leurs prétentions, c’est perdre du terrain : que dis-je ? une foule de spécialités naissantes déjà menacent le champ qu’ils se sont arrogé. La philologie a planté son drapeau sur l’un des plus fertiles cantons de la science de l’esprit ; la physiologie, l’anatomie comparée, la crânioscopie, le magnétisme animal, se permettent tous les jours des excursions sur les terres de la psychologie ; l’économie politique paraît vouloir prendre pour elle tout ce qui concerne le gouvernement des sociétés. Que restera-t-il tout à l’heure à la philosophie ?
139. Autre observation non moins importante : À mesure que la philosophie se retire, la certitude se forme ; à mesure que l’analyse, la comparaison, l’abstraction et les méthodes de classification se perfectionnent, la science naît ; en sorte que l’on peut dire avec vérité, que le plus grand obstacle à la science, après la religion, c’est la philosophie. Bien plus, le scepticisme lui-même, ce fils aîné de la philosophie, semble la suivre dans sa déroute ; déjà il est évincé d’une foule de positions, et, chose à noter, les seules où il règne encore sont précisément les mêmes que la philosophie occupe, et que la vraie méthode n’a point éclairées de son flambeau. À cet instant suprême, la philosophie éperdue se recueille, et tente un dernier effort.
140. Après avoir, pendant une longue suite de siècles, tourmenté la nature et fatigué la conscience de ses ardentes investigations ; après avoir élevé système sur système, et, toujours élargissait ses hypothèses, s’être pour ainsi dire égalée à l’infini, la philosophie en vient à se saisir elle-même : elle s’interroge à son tour ; elle veut se connaître, et elle entreprend de dresser son inventaire. Les philosophes, entraînés par l’exemple général et par la puissante voix de Bacon, honteux de se voir dépassés, veulent, eux aussi, observer, analyser, comparer. Mais, comme ils ne sauraient déroger, les faits qu’ils observeront, analyseront, compareront, seront des faits philosophiques. Sans sortir du domaine qui leur est propre, ils se font historiens, compilateurs, érudits : par cela seul ils deviennent d’autres hommes. Pour la première fois l’esprit de science les illumine ; pour la première fois leur psychologie promet quelque chose, et l’on espère que de l’histoire de la philosophie sortira peut-être une science philosophique.
Il n’en sera rien pourtant : cette tentative désespérée n’aboutira qu’au néant. La destinée de la philosophie est de porter le flot de l’esprit humain jusqu’aux rives si longtemps désirées de la certitude et de la méthode : une fois l’initiation accomplie, l’initiatrice doit mourir.