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Page:Proudhon - Du Principe fédératif.djvu/289

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contraire la maxime politique, dérivant du principe d’autorité, est une idée, un dogme, ce dogme primant la justice, tout droit et toute morale pourront être sacrifiés, à l’occasion, à la raison d’État, ainsi que le fait entendre la fameuse devise des jésuites, Ad majorem Dei gloriam, ou cette autre qui n’en est qu’un corollaire, Salus populi suprema lex esto, etc. En sorte qu’il y aura deux morales, une morale d’État, corollaire de la raison d’État, supérieure au droit et à la justice, et une morale vulgaire, ayant force de loi dans tous les cas où il n’y a pas lieu de faire appel à la raison d’État[1].

  1. Les personnes peu au courant de ces matières s’imagineront peut-être que j’exagère, en transformant en système politique les crimes commis de loin en loin par quelques monstres couronnés, au nom de la raison d’État. Une semblable opinion serait aussi fâcheuse qu’elle est erronée ; et je dois protester contre elle, dans l’intérêt de la sûreté publique aussi bien que de la vérité. La pratique de ce que j’appelle raison d’État est de tous les jours dans les choses de la politique et du gouvernement ; elle a passé dans les affaires d’Église, de corporation, de métier ; elle a envahi toutes les couches de la société ; on la rencontre dans les tribunaux aussi bien que dans les sociétés industrielles, et jusqu’au foyer domestique.
    …...Quand Luther, par exemple, pour conserver à la Réforme la protection du landgrave Philippe de Hesse, l’autorisait, par consultation signée de sa main, à posséder deux femmes à la fois, violant ainsi, par motif de religion, la morale religieuse, il suivait la raison d’État. — Quand un médecin, pour sauver l’honneur d’une femme adultère et conserver la paix d’un ménage, lui procure un avortement, se rendant, par horreur du scandale, complice d’un infanticide, il obéit à la raison d’État. — Quand Louis XIV retenait arbitrairement en prison l’inconnu au masque de fer, il suivait la raison d’État. — Les cours prévotales, les tribunaux d’exception, sont des applications de la raison d’État. — Quand Napoléon Ier, après quinze ans de mariage, répudiait Joséphine, il sacrifiait la morale à la raison d’État. Et l’official qui consentait à casser le mariage religieux pour vice de forme, sacrifiait de son côté la religion à la raison d’État. Quand les Jésuites faisaient assassiner Guillaume d’Orange, Henri III et Henri IV, ils agissaient également par raison d’État. Toute la politique romaine, et le gouvernement des Papes, et la discipline des cloîtres, ne sont qu’une suite d’actes accomplis en vertu de la raison d’État. Le système des lettres de cachet, aboli par la Révolution, était une sorte d’organisation de la raison d’État. Les massacres de septembre 1792, les fournées du Tribunal révolutionnaire, les transportations sans jugement, les fusillades du Luxembourg et des Tuileries, tous ces faits atroces, accomplis tantôt par une municipalité, tantôt par un Directoire, tantôt par de simples citoyens, sont des faits imputables à la raison d’État. Lorsque les Girondins demandaient la poursuite des auteurs des massacres de septembre, ils réagissaient contre la raison d’État. Et lorsque Robespierre et consorts combattaient sur ce point la Gironde, ils soutenaient la raison d’État. La vraie révolution serait celle qui, élevant les consciences au-dessus de toute considération humaine, abolirait dans la politique et dans toutes les relations de la société cette affreuse réserve de la raison d’État, qui, sous prétexte d’ordre, d’honneur, de salut public, de morale, tantôt se permet, tantôt innocente les crimes les plus évidents et les mieux qualifiés.