Page:Proudhon - La Guerre et la Paix, Tome 1, 1869.djvu/66

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société américaine est sortie la ressaisissent à l’envi : le prolétariat s’y développe ; le paupérisme commence à sévir ; l’esclavage ne peut pas plus s’y transformer qu’y être aboli ; l’homme de couleur, si déteint qu’il se fasse, est aussi bien proscrit par l’hypocrisie du Nord que par l’avarice du Sud. En revanche, l’Amérique a donné les tables tournantes et les Mormons : Risum teneatis… Mais non, ne riez pas : l’Amérique sent son mal et s’agite. Insolente, hargneuse, autant qu’insatiable, elle ne demande qu’à guerroyer ; et si l’étranger lui manque, elle guerroiera contre elle-même. Dieu veuille alors que la guerre la sauve, si elle est encore à temps de se donner par la guerre une foi, une loi, une constitution, un idéal, un caractère[1]

  1. Pendant un temps, il a été de mode de vanter outre mesure la civilisation américaine. C’était, en France, un moyen d’opposition, un argument sans réplique en faveur du suffrage universel. Tout nouveau, tout beau, dit le proverbe. Depuis, on en a fait un moyen de dénigrement contre la démocratie d’Europe, irréligieuse, matérialiste, incapable de se gouverner, indigne d’une constitution libre. C’est ainsi que les partis se jettent les faits à la tête, et se jouent de la vérité.
      Les premiers qui de l’ancien continent furent visiter les États-Unis, éblouis, à ce qu’il paraît, de la fécondité des mariages non moins que de la fertilité des campagnes, parèrent, à leur retour, en une large admiration, l’hospitalité qu’ils avaient reçue. Jamais, à les entendre, et de fait ils ne mentaient pas, jamais, de mémoire de civilisé, on n’avait vu pareille étendue de sol encore vierge ; sur ce sol, des forêts aussi vastes et aussi giboyeuses, des prairies aussi vertes, des récoltes aussi abondantes et obtenues avec si peu de peine, la terre labourable à si bon marché, le bétail à si bas prix, une population aussi bien nourrie, des enfants si joyeux de vivre, des mamans si heureuses de les faire, des colons, enfin, établis à quelques lieues les uns des autres, aussi parfaitement libres dans un pays dont ils pouvaient littéralement se dire les rois et se vanter d’avoir eu les prémices. Tout ce que l’Américain tenait d’une situation exceptionnelle lui était imputé à vertu. Ou attendait de lui les plus grandes choses, on ne songeait seulement pas que cette vertu démocratique irait en s’affaiblissant à mesure que la population deviendrait plus dense, et que le jour n’était même pas éloigné où ces parangons de la démocratie retomberaient dans la vulgarité de leurs aïeux. Aujourd’hui, l’enthousiasme commence à se refroidir ; et il est permis, sans qu’il soit