Page:Proudhon - Systeme des contradictions economiques Tome 2, Garnier, 1850.djvu/310

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Ainsi la misère, comme une divinité impénétrable, mais toujours présente, a ses incrédules et ses dévots ; elle a même, et ce n’est pas ce qui sert le moins ses progrès, elle a ses indifférents. Étrange destinée que celle de l’homme, d’être toujours conduit par sa raison à nier ce dont il n’est informé que par le sentiment ou par les sens, fût-ce la douleur et la mort ! L’école d’Elée, si ma mémoire ne me trompe, niait le mouvement ; les stoïciens niaient la douleur ; les partisans de la résurrection et de la métempycose nient la mort ; les spiritualistes nient la matière ; les matérialistes nient Dieu. Les sceptiques ont prétendu se railler des uns et des autres : mais malgré les dénégations et les rires, les mondes n’en ont pas moins continué leur course majestueuse à travers l’espace ; la douleur et la mort n’ont pas moins fait de victimes, le culte des dieux n’a pas moins obtenu de succès. Que les philanthropes rient de la misère, et nous sommes sûrs d’une recrudescence. Tâchons donc de déchiffrer cet hiéroglyphe, si nous ne voulons attirer sur nous de nouveaux désastres.

La misère est le dernier fantôme que la philosophie doive éliminer de la raison, si elle veut l’expulser après de la société. Mais qu’est-ce qu’un fantôme ? comment est-il possible de le saisir, de l’expliquer, de s’en défendre ? comment parler des causes, de l’essence du développement, des accidents, des modes, d’un fantôme ?

La misère est, dans l’ordre de la société, le mal. Mais qu’est-ce que le mal ? Le mal, dit M. de Lamennais, c’est la limite. Or, qu’est-ce encore que la limite ? une conception de l’esprit, sans réalité objective. C’est, comme le point et la ligne géométriques, un être de raison. La limite n’est lien, parce qu’elle est elle-même sans limite, parce que la définition est la seule chose qui ne se définisse pas. Donc le mal, dans le système de M. de Lamennais, est une entité logique, un rapport dénué de substance : affirmer l’existence du mal, c’est affirmer la réalité d’une négation, la réalité du néant. Comment alors expliquer la douleur ? comment rendre raison de cette expérience continuelle qui nous fait crier et nous plaindre, qui excite en nous le dégoût et l’horreur, souvent même nous donne la mort ? Que dis-je ? Si le mal n’est autre que la limite, il est la détermination même de l’être ; ce par quoi les choses deviennent sensibles et intelligibles, et sans quoi il n’y a ni beauté ni existence ; c’est la condition suprême de nos sensations et de nos idées, c’est l’être néces-