Page:Proudhon - Systeme des contradictions economiques Tome 2, Garnier, 1850.djvu/322

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susceptibles de donner, il est clair qu’une telle misère est prématurée, qu’elle anticipe sur l’heure légitime, conséquemment qu’elle est anormale. Et puisque dans l’état sauvage l’apathie de l’homme est permanente, il y a permanence aussi dans l’anticipation, et partant dans l’anomalie de la misère.

Voilà ce que l’économie politique dirait, et avec toute raison, pour sa défense, si nous l’accusions d’être cause de la misère qui tue et décime les peuples sauvages. Il est possible, répondrait-elle, qu’un peu plus tard, et malgré l’énergie et l’intelligence de ses efforts, la misère ressaisisse l’homme civilisé : mais tant qu’il n’aura pas fait tout ce qui dépend de lui pour l’éloigner, tant que par son travail il n’aura pas mis, pour ainsi dire, la Providence en demeure, l’homme n’a pas le droit d’accuser la science et de proférer une plainte. Il souffre d’un malheur qui est son propre fait, et contre lequel la nature et la Providence protestent. En moins d’un siècle les Européens des États-Unis ont créé plus de richesse et de bien-être que tous les indigènes de ce vaste continent n’en avaient recueilli pendant des milliers d’années : et comme la nouvelle population des États-Unis n’a cessé de doubler et double encore tous les vingt-cinq ans, on peut dire que cette population, par sa prodigieuse activité, a fait plus d’heureux que la barbarie des Peaux-Rouges n’avait auparavant créé de misérables. Les trésors de richesse et de bonheur que recelait l’Amérique valaient bien la peine que l’homme s’en emparât ; et si pendant trente siècles il s’est abstenu, ce n’est point à l’économie politique, pas plus qu’à la Providence, d’en répondre.

Il y a donc dans la misère humaine une part que sans injustice on ne peut rejeter sur la nature, et qui, nonobstant la rapidité des générations, provient exclusivement de l’inertie de l’homme.

Il s’agit actuellement de savoir si la misère qui saisit le civilisé n’est pas aussi, comme la misère du sauvage, nécessairement et toujours prématurée ; s’il n’est pas vrai qu’elle anticipe sur son heure légitime, et qu’elle ait pour cause unique, non plus l’absence du travail, mais un vice d’organisation dans le travail. Dans ce cas, il en serait du civilisé comme du sauvage : sa misère n’appartiendrait qu’à lui seul ; il ne pourrait en accuser la nature tant qu’il n’aurait pas lui-même fait le nécessaire, et sommé par sa diligence la nécessité de le secourir. Car s’il était vrai que,