Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 10.djvu/20

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à notre cou. » Ils étaient en effet arrivés juste, la distinction entre le train local et départemental n’ayant jamais existé que dans l’esprit de Ski. « Mais est-ce que la princesse n’est pas dans le train ? » demanda d’une voix vibrante Brichot, dont les lunettes énormes, resplendissantes comme ces réflecteurs que les laryngologues s’attachent au front pour éclairer la gorge de leurs malades, semblaient avoir emprunté leur vie aux yeux du professeur, et, peut-être à cause de l’effort qu’il faisait pour accommoder sa vision avec elles, semblaient, même dans les moments les plus insignifiants, regarder elles-mêmes avec une attention soutenue et une fixité extraordinaire. D’ailleurs la maladie, en retirant peu à peu la vue à Brichot, lui avait révélé les beautés de ce sens, comme il faut souvent que nous nous décidions à nous séparer d’un objet, à en faire cadeau par exemple, pour le regarder, le regretter, l’admirer. « Non, non, la princesse a été reconduire jusqu’à Maineville des invités de Mme Verdurin qui prenaient le train de Paris. Il ne serait même pas impossible que Mme Verdurin, qui avait affaire à Saint-Mars, fût avec elle ! Comme cela elle voyagerait avec nous et nous ferions route tous ensemble, ce serait charmant. Il s’agira d’ouvrir l’œil à Maineville, et le bon ! Ah ! ça ne fait rien, on peut dire que nous avons bien failli manquer le coche. Quand j’ai vu le train j’ai été sidéré. C’est ce qui s’appelle arriver au moment psychologique. Voyez-vous ça que nous ayions manqué le train ? Mme Verdurin s’apercevant que les voitures revenaient sans nous ? Tableau ! ajouta le docteur qui n’était pas encore remis de son émoi. Voilà une équipée qui n’est pas banale. Dites donc, Brichot, qu’est-ce que vous dites de notre petite escapade ? demanda le docteur avec une certaine fierté. — Par ma foi, répondit Brichot, en effet, si vous n’aviez plus trouvé le train, c’eût été,