Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 10.djvu/26

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représentation, se retirait en suivant cette souveraine étrange et non dépourvue d’une beauté timide, fascinante et usée. Or, si Mme  Sherbatoff ne regardait pas la salle, restait dans l’ombre, c’était pour tâcher d’oublier qu’il existait un monde vivant qu’elle désirait passionnément et ne pouvait pas connaître ; la « coterie » dans une « baignoire » était pour elle ce qu’est pour certains animaux l’immobilité quasi cadavérique en présence du danger. Néanmoins, le goût de nouveauté et de curiosité qui travaille les gens du monde faisait qu’ils prêtaient peut-être plus d’attention à cette mystérieuse inconnue qu’aux célébrités des premières loges, chez qui chacun venait en visite. On s’imaginait qu’elle était autrement que les personnes qu’on connaissait ; qu’une merveilleuse intelligence, jointe à une bonté divinatrice, retenaient autour d’elle ce petit milieu de gens éminents. La princesse était forcée, si on lui parlait de quelqu’un ou si on lui présentait quelqu’un, de feindre une grande froideur pour maintenir la fiction de son horreur du monde. Néanmoins, avec l’appui de Cottard ou de Mme  Verdurin, quelques nouveaux réussissaient à la connaître, et son ivresse d’en connaître un était telle qu’elle en oubliait la fable de l’isolement voulu et se dépensait follement pour le nouveau venu. S’il était fort médiocre, chacun s’étonnait. « Quelle chose singulière que la princesse, qui ne veut connaître personne, aille faire une exception pour cet être si peu caractéristique. » Mais ces fécondantes connaissances étaient rares, et la princesse vivait étroitement confinée au milieu des fidèles.

Cottard disait beaucoup plus souvent : « Je le verrai mercredi chez les Verdurin », que : « Je le verrai mardi à l’Académie. » Il parlait aussi des mercredis comme d’une occupation aussi importante et aussi inéluctable. D’ailleurs Cottard était de ces gens peu recherchés qui se font un devoir aussi