Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 10.djvu/52

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

au nom du ciel, n’allez pas parler de Dechambre à Mme  Verdurin ! Vous savez qu’elle cache beaucoup ce qu’elle ressent, mais elle a une véritable maladie de la sensibilité. Non, mais je vous jure, quand elle a appris que Dechambre était mort, elle a presque pleuré », dit M. Verdurin d’un ton profondément ironique. À l’entendre on aurait dit qu’il fallait une espèce de démence pour regretter un ami de trente ans, et d’autre part on devinait que l’union perpétuelle de M. Verdurin avec sa femme n’allait pas, de la part de celui-ci, sans qu’il la jugeât toujours et qu’elle l’agaçât souvent. « Si vous lui en parlez elle va encore se rendre malade. C’est déplorable, trois semaines après sa bronchite. Dans ces cas-là, c’est moi qui suis le garde-malade. Vous comprenez que je sors d’en prendre. Affligez-vous sur le sort de Dechambre dans votre cœur tant que vous voudrez. Pensez-y, mais n’en parlez pas. J’aimais bien Dechambre, mais vous ne pouvez pas m’en vouloir d’aimer encore plus ma femme. Tenez, voilà Cottard, vous allez pouvoir lui demander. » Et en effet, il savait qu’un médecin de la famille sait rendre bien des petits services, comme de prescrire par exemple qu’il ne faut pas avoir de chagrin.

Cottard, docile, avait dit à la Patronne : « Bouleversez-vous comme ça et vous me ferez demain 39 de fièvre », comme il aurait dit à la cuisinière : « Vous me ferez demain du ris de veau. » La médecine, faute de guérir, s’occupe à changer le sens des verbes et des pronoms.

M. Verdurin fut heureux de constater que Saniette, malgré les rebuffades que celui-ci avait essuyées l’avant-veille, n’avait pas déserté le petit noyau. En effet, Mme  Verdurin et son mari avaient contracté dans l’oisiveté des instincts cruels à qui les grandes circonstances, trop rares, ne suffisaient plus. On avait bien pu brouiller Odette avec Swann, Brichot avec