Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 10.djvu/66

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il avait d’étranges retours à sa sauvagerie primitive et aveugle) que ma douceur avec lui était désintéressée, que mon indulgence ne venait pas d’un manque de clairvoyance, mais de ce qu’il appela bonté, et surtout je m’enchantai à son art, qui n’était guère qu’une virtuosité admirable mais me faisait (sans qu’il fût au sens intellectuel du mot un vrai musicien) réentendre ou connaître tant de belle musique. D’ailleurs un manager, M. de Charlus (chez qui j’ignorais ces talents, bien que Mme  de Guermantes, qui l’avait connu fort différent dans leur jeunesse, prétendît qu’il lui avait fait une sonate, peint un éventail, etc…), modeste en ce qui concernait ses vraies supériorités, mais de tout premier ordre, sut mettre cette virtuosité au service d’un sens artistique multiple et qu’il décupla. Qu’on imagine quelque artiste, purement adroit, des ballets russes, stylé, instruit, développé en tous sens par M. de Diaghilew.

Je venais de transmettre à Mme  Verdurin le message dont m’avait chargé Morel, et je parlais de Saint-Loup avec M. de Charlus, quand Cottard entra au salon en annonçant, comme s’il y avait le feu, que les Cambremer arrivaient. Mme  Verdurin, pour ne pas avoir l’air, vis-à-vis de nouveaux comme M. de Charlus (que Cottard n’avait pas vu) et comme moi, d’attacher tant d’importance à l’arrivée des Cambremer, ne bougea pas, ne répondit pas à l’annonce de cette nouvelle et se contenta de dire au docteur, en s’éventant avec grâce, et du même ton factice qu’une marquise du Théâtre-Français : « Le baron nous disait justement… » C’en était trop pour Cottard ! Moins vivement qu’il n’eût fait autrefois, car l’étude et les hautes situations avaient ralenti son débit, mais avec cette émotion tout de même qu’il retrouvait chez les Verdurin : « Un baron ! Où ça, un baron ? Où ça, un baron ? » s’écria-t-il