Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 10.djvu/81

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elle prenait part à toutes les conversations à la fois. « Parlez-moi donc un peu de ce violoniste, me dit Mme  de Cambremer, il m’intéresse ; j’adore la musique, et il me semble que j’ai entendu parler de lui, faites mon instruction. » Elle avait appris que Morel était venu avec M. de Charlus et voulait, en faisant venir le premier, tâcher de se lier avec le second. Elle ajouta pourtant, pour que je ne pusse deviner cette raison : « M. Brichot aussi m’intéresse. » Car si elle était fort cultivée, de même que certaines personnes prédisposées à l’obésité mangent à peine et marchent toute la journée sans cesser d’engraisser à vue d’œil, de même Mme  de Cambremer avait beau approfondir, et surtout à Féterne, une philosophie de plus en plus ésotérique, une musique de plus en plus savante, elle ne sortait de ces études que pour machiner des intrigues qui lui permissent de « couper » les amitiés bourgeoises de sa jeunesse et de nouer des relations qu’elle avait cru d’abord faire partie de la société de sa belle-famille et qu’elle s’était aperçue ensuite être situées beaucoup plus haut et beaucoup plus loin. Un philosophe qui n’était pas assez moderne pour elle, Leibnitz, a dit que le trajet est long de l’intelligence au cœur. Ce trajet, Mme  de Cambremer n’avait pas été, plus que son frère, de force à le parcourir. Ne quittant la lecture de Stuart Mill que pour celle de Lachelier, au fur et à mesure qu’elle croyait moins à la réalité du monde extérieur, elle mettait plus d’acharnement à chercher à s’y faire, avant de mourir, une bonne position. Éprise d’art réaliste, aucun objet ne lui paraissait assez humble pour servir de modèle au peintre ou à l’écrivain. Un tableau ou un roman mondain lui eussent donné la nausée ; un moujik de Tolstoï, un paysan de Millet étaient l’extrême limite sociale qu’elle ne permettait pas à l’artiste de dépasser. Mais franchir celle qui bornait ses propres relations, s’élever