Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 10.djvu/86

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du moins je le crois. Mais, dans ce commencement, je ne sais la louer que par des négatives. Elle n’est point ceci, elle n’a point l’accent de Rennes. Avec le temps, je dirai peut-être : elle est cela. Et je la trouverai toujours bien si elle doit te rendre heureux. » Mais par ces mots mêmes, qui remettaient entre mes mains de décider de mon bonheur, ma mère m’avait mis dans cet état de doute où j’avais déjà été quand, mon père m’ayant permis d’aller à Phèdre et surtout d’être homme de lettres, je m’étais senti tout à coup une responsabilité trop grande, la peur de le peiner, et cette mélancolie qu’il y a quand on cesse d’obéir à des ordres qui, au jour le jour, vous cachent l’avenir, de se rendre compte qu’on a enfin commencé de vivre pour de bon, comme une grande personne, la vie, la seule vie qui soit à la disposition de chacun de nous.

Peut-être le mieux serait-il d’attendre un peu, de commencer par voir Albertine comme par le passé pour tâcher d’apprendre si je l’aimais vraiment. Je pourrais l’amener chez les Verdurin pour la distraire, et ceci me rappela que je n’y étais venu moi-même ce soir que pour savoir si Mme  Putbus y habitait ou allait y venir. En tout cas, elle ne dînait pas. « À propos de votre ami Saint-Loup, me dit Mme  de Cambremer, usant ainsi d’une expression qui marquait plus de suite dans les idées que ses phrases ne l’eussent laissé croire, car si elle me parlait de musique elle pensait aux Guermantes, vous savez que tout le monde parle de son mariage avec la nièce de la princesse de Guermantes. Je vous dirai que, pour ma part, de tous ces potins mondains je ne me préoccupe mie. » Je fus pris de la crainte d’avoir parlé sans sympathie devant Robert de cette jeune fille faussement originale, et dont l’esprit était aussi médiocre que le caractère était violent. Il n’y a presque pas une nouvelle que nous apprenions qui ne nous fasse