Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 3.djvu/160

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les oiseaux, pourtant Bergotte avait transposé et fixé dans sa prose cette façon de traîner sur des mots qui se répètent en clameurs de joie ou qui s’égouttent en tristes soupirs. Il y a dans ses livres telles terminaisons de phrases où l’accumulation des sonorités se prolonge, comme aux derniers accords d’une ouverture d’opéra qui ne peut pas finir et redit plusieurs fois sa suprême cadence avant que le chef d’orchestre pose son bâton, dans lesquelles je retrouvai plus tard un équivalent musical de ces cuivres phonétiques de la famille Bergotte. Mais pour lui, à partir du moment où il les transporta dans ses livres, il cessa inconsciemment d’en user dans son discours. Du jour où il avait commencé d’écrire et, à plus forte raison, plus tard, quand je le connus, sa voix s’en était désorchestrée pour toujours.

Ces jeunes Bergotte — le futur écrivain et ses frères et sœurs — n’étaient sans doute pas supérieurs, au contraire, à des jeunes gens plus fins, plus spirituels qui trouvaient les Bergotte bien bruyants, voire un peu vulgaires, agaçants dans leurs plaisanteries qui caractérisaient le « genre » moitié prétentieux, moitié bêta, de la maison. Mais le génie, même le grand talent, vient moins d’éléments intellectuels et d’affinement spécial supérieurs à ceux d’autrui, que de la faculté de les transformer, de les transposer. Pour faire chauffer un liquide avec une lampe électrique, il ne s’agit pas d’avoir la plus forte lampe possible, mais une dont le courant puisse cesser d’éclairer, être dérivé et donner, au lieu de lumière, de la chaleur. Pour se promener dans les airs, il n’est pas nécessaire d’avoir l’automobile la plus puissante, mais une automobile qui ne continuant pas de courir à terre et coupant d’une verticale la ligne qu’elle suivait soit capable de convertir en force ascensionnelle sa vitesse horizontale. De même ceux qui produisent des œuvres géniales ne sont pas ceux qui vivent dans le milieu le plus délicat, qui