Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 3.djvu/85

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de ne pas rester au frais et m’ouvrit même un cabinet en me disant : « Vous ne voulez pas entrer ? en voici un tout propre, pour vous ce sera gratis. » Elle le faisait peut-être seulement comme les demoiselles de chez Gouache quand nous venions faire une commande m’offraient un des bonbons qu’elles avaient sur le comptoir sous des cloches de verre et que maman me défendait, hélas ! d’accepter ; peut-être aussi moins innocemment comme telle vieille fleuriste par qui maman faisait remplir ses « jardinières » et qui me donnait une rose en roulant des yeux doux. En tous cas, si la « marquise » avait du goût pour les jeunes garçons en leur ouvrant la porte hypogéenne de ces cubes de pierre où les hommes sont accroupis comme des sphinx, elle devait chercher dans ses générosités moins l’espérance de les corrompre que le plaisir qu’on éprouve à se montrer vainement prodigue envers ce qu’on aime, car je n’ai jamais vu auprès d’elle d’autre visiteur qu’un vieux garde forestier du jardin.

Un instant après je prenais congé de la « marquise », accompagné de Françoise, et je quittai cette dernière pour retourner auprès de Gilberte. Je l’aperçus tout de suite, sur une chaise, derrière le massif de lauriers. C’était pour ne pas être vue de ses amies : on jouait à cache-cache. J’allai m’asseoir à côté d’elle. Elle avait une toque plate qui descendait assez bas sur ses yeux leur donnant ce même regard « en dessous », rêveur et fourbe que je lui avais vu la première fois à Combray. Je lui demandai s’il n’y avait pas moyen que j’eusse une explication verbale avec son père. Gilberte me dit qu’elle la lui avait proposée, mais qu’il la jugeait inutile. « Tenez, ajouta-t-elle, ne me laissez pas votre lettre, il faut rejoindre les autres puisqu’ils ne m’ont pas trouvée. »

Si Swann était arrivé alors avant même que je l’eusse reprise, cette lettre de la sincérité de laquelle je trouvais qu’il avait été si insensé de ne pas s’être