Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 4.djvu/131

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plus aimable. Et elle n’en revient pas quand le duc, président du conseil d’administration de la colossale Affaire, donne pour femme à son fils la fille du marquis joueur, mais dont le nom est le plus ancien de France, de même qu’un souverain fera plutôt épouser à son fils la fille d’un roi détrôné que d’un président de la république en fonctions. C’est dire que les deux mondes ont l’un de l’autre une vue aussi chimérique que les habitants d’une plage située à une des extrémités de la baie de Balbec ont de la plage située à l’autre extrémité : de Rivebelle on voit un peu Marcouville l’Orgueilleuse ; mais cela même trompe, car on croit qu’on est vu de Marcouville d’où au contraire les splendeurs de Rivebelle sont en grande partie invisibles.

Le médecin de Balbec appelé pour un accès de fièvre que j’avais eu, ayant estimé que je ne devrais pas rester toute la journée au bord de la mer, en plein soleil, par les grandes chaleurs, et rédigé à mon usage quelques ordonnances pharmaceutiques, ma grand’mère prit les ordonnances avec un respect apparent où je reconnus tout de suite sa ferme décision de n’en faire exécuter aucune, mais tint compte du conseil en matière d’hygiène et accepta l’offre de Mme de Villeparisis de nous faire faire quelques promenades en voiture. J’allais et venais, jusqu’à l’heure du déjeuner, de ma chambre à celle de ma grand’mère. Elle ne donnait pas directement sur la mer comme la mienne mais prenait jour de trois côtés différents : sur un coin de la digue, sur une cour et sur la campagne, et était meublée autrement avec des fauteuils brodés de filigranes métalliques et de fleurs roses d’où semblait émaner l’agréable et fraîche odeur qu’on trouvait en entrant. Et à cette heure où des rayons venus d’expositions, et comme d’heures différentes, brisaient les angles du mur, à côté d’un reflet de la plage mettaient sur la commode un reposoir diapré comme les fleurs