Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 4.djvu/23

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encore comme cette fois le courage de ne pas céder et, de refus en refus, j’arriverais peu à peu au moment où à force de ne plus l’avoir vue je ne désirerais pas la voir. Je pleurais mais je trouvais le courage, je connaissais la douceur, de sacrifier le bonheur d’être auprès d’elle à la possibilité de lui paraître agréable un jour, un jour où, hélas ! lui paraître agréable me serait indifférent. L’hypothèse même, pourtant si peu vraisemblable, qu’en ce moment, comme elle l’avait prétendu pendant la dernière visite que je lui avais faite, elle m’aimât, que ce que je prenais pour l’ennui qu’on éprouve auprès de quelqu’un dont on est las ne fût dû qu’à une susceptibilité jalouse, à une feinte d’indifférence analogue à la mienne, ne faisait que rendre ma résolution moins cruelle. Il me semblait alors que dans quelques années, après que nous nous serions oubliés l’un l’autre, quand je pourrais rétrospectivement lui dire que cette lettre qu’en ce moment j’étais en train de lui écrire n’avait été nullement sincère, elle me répondrait : « Comment, vous, vous m’aimiez ? Si vous saviez comme je l’attendais, cette lettre, comme j’espérais un rendez-vous, comme elle me fit pleurer ! » La pensée, pendant que je lui écrivais, aussitôt rentré de chez sa mère, que j’étais peut-être en train de consommer précisément ce malentendu-là, cette pensée par sa tristesse même, par le plaisir d’imaginer que j’étais aimé de Gilberte, me poussait à continuer ma lettre.

Si, au moment de quitter Mme  Swann quand son « thé » finissait, je pensais à ce que j’allais écrire à sa fille, Mme  Cottard, elle, en s’en allant, avait eu des pensées d’un caractère tout différent. Faisant sa « petite inspection », elle n’avait pas manqué de féliciter Mme  Swann sur les meubles nouveaux, les récentes « acquisitions » remarquées dans le salon. Elle pouvait d’ailleurs y retrouver, quoique en bien petit nombre, quelques-uns des objets qu’Odette avait