Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 4.djvu/55

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aussi l’influence que vous aviez sur ma fille. Je crois qu’elle le regrette beaucoup aussi. Enfin, je ne veux pas vous tyranniser parce que vous n’auriez qu’à ne plus vouloir me voir non plus ! » « Odette, Sagan qui vous dit bonjour », faisait remarquer Swann à sa femme. Et, en effet, le prince faisant comme dans une apothéose de théâtre, de cirque, ou dans un tableau ancien, faire front à son cheval dans une magnifique apothéose, adressait à Odette un grand salut théâtral et comme allégorique où s’amplifiait toute la chevaleresque courtoisie du grand seigneur inclinant son respect devant la Femme, fût-elle incarnée en une femme que sa mère ou sa sœur ne pourraient pas fréquenter. D’ailleurs à tout moment, reconnue au fond de la transparence liquide et du vernis lumineux de l’ombre que versait sur elle son ombrelle, Mme  Swann était saluée par les derniers cavaliers attardés, comme cinématographiés au galop sur l’ensoleillement blanc de l’avenue, hommes de cercle dont les noms, célèbres pour le public — Antoine de Castellane, Adalbert de Montmorency et tant d’autres — étaient pour Mme  Swann des noms familiers d’amis. Et, comme la durée moyenne de la vie — la longévité relative — est beaucoup plus grande pour les souvenirs des sensations poétiques que pour ceux des souffrances du cœur, depuis si longtemps que se sont évanouis les chagrins que j’avais alors à cause de Gilberte, il leur a survécu le plaisir que j’éprouve, chaque fois que je veux lire, en une sorte de cadran solaire, les minutes qu’il y a entre midi un quart et une heure, au mois de mai, à me revoir causant ainsi avec Mme  Swann, sous son ombrelle, comme sous le reflet d’un berceau de glycines.



J’étais arrivé à une presque complète indifférence à l’égard de Gilberte, quand deux ans plus tard je partis avec ma grand’mère pour Balbec. Quand je