Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 5.djvu/12

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sa tête dans son assiette ; il les faisait ainsi rire aux larmes. Elles avaient d’ailleurs adopté la langue de leur frère qu’elles parlaient couramment, comme si elle eût été obligatoire et la seule dont pussent user des personnes intelligentes. Quand nous arrivâmes, l’aînée dit à une de ses cadettes : « Va prévenir notre père prudent et notre mère vénérable. — Chiennes, leur dit Bloch, je vous présente le cavalier Saint-Loup, aux javelots rapides, qui est venu pour quelques jours de Doncières aux demeures de pierre polie, féconde en chevaux. » Comme il était aussi vulgaire que lettré, le discours se terminait d’habitude par quelque plaisanterie moins homérique : « Voyons, fermez un peu vos peplos aux belles agrafes, qu’est-ce que c’est que ce chichi-là ? Après tout c’est pas mon père ! » Et les demoiselles Bloch s’écroulaient dans une tempête de rires. Je dis à leur frère combien de joies il m’avait données en me recommandant la lecture de Bergotte dont j’avais adoré les livres.

M. Bloch père qui ne connaissait Bergotte que de loin, et la vie de Bergotte que par les racontars du parterre, avait une manière tout aussi indirecte de prendre connaissance de ses œuvres, à l’aide de jugements d’apparence littéraire. Il vivait dans le monde des à peu près, où l’on salue dans le vide, où l’on juge dans le faux. L’inexactitude, l’incompétence, n’y diminuent pas l’assurance, au contraire. C’est le miracle bienfaisant de l’amour-propre que peu de gens pouvant avoir les relations brillantes et les connaissances profondes, ceux auxquels elles font défaut se croient encore les mieux partagés parce que l’optique des gradins sociaux fait que tout rang semble le meilleur à celui qui l’occupe et qui voit moins favorisés que lui, mal lotis, à plaindre, les plus grands qu’il nomme et calomnie sans les connaître, juge et dédaigne sans les comprendre. Même dans les cas où la multiplication des faibles avantages personnels par l’amour-propre