C’est dans ces pensées silencieusement ruminées à côté d’Elstir, tandis que je le conduisais chez lui, que m’entraînait la découverte que je venais de faire relativement à l’identité de son modèle, quand cette première découverte m’en fit faire une seconde, plus troublante encore pour moi, concernant l’identité de l’artiste. Il avait fait le portrait d’Odette de Crécy. Serait-il possible que cet homme de génie, ce sage, ce solitaire, ce philosophe à la conversation magnifique et qui dominait toutes choses, fût le peintre ridicule et pervers, adopté jadis par les Verdurin ? Je lui demandai s’il les avait connus, si par hasard ils ne le surnommaient pas alors M. Biche. Il me répondit que si, sans embarras, comme s’il s’agissait d’une partie déjà un peu ancienne de son existence et s’il ne se doutait pas de la déception extraordinaire qu’il éveillait en moi, mais levant les yeux, il la lut sur mon visage. Le sien eut une expression de mécontentement. Et comme nous étions déjà presque arrivés chez lui, un homme moins éminent par l’intelligence et par le cœur m’eût peut-être simplement dit au revoir un peu sèchement et après cela eût évité de me revoir. Mais ce ne fut pas ainsi qu’Elstir agit avec moi ; en vrai maître — et c’était peut-être au point de vue de la création pure son seul défaut d’en être un, dans ce sens du mot maître, car un artiste pour être tout à fait dans la vérité de la vie spirituelle doit être seul, et ne pas prodiguer de son moi, même à des disciples, — de toute circonstance, qu’elle fût relative à lui ou à d’autres, il cherchait à extraire pour le meilleur enseignement des jeunes gens la part de vérité qu’elle contenait. Il préféra donc aux paroles qui auraient pu venger son amour-propre celles qui pouvaient m’instruire. « Il n’y a pas d’homme si sage qu’il soit, me dit-il, qui n’ait à telle époque de sa jeunesse prononcé des paroles, ou même mené une vie, dont le souvenir ne lui soit désagréable et qu’il ne souhaiterait