Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 5.djvu/149

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sobre des choses de la toilette. Il me faisait défaut. Elstir le possédait au suprême degré, à ce que me dit Albertine. Je ne m’en étais pas douté ni que les choses élégantes mais simples qui emplissaient son atelier étaient des merveilles désirées par lui, qu’il avait suivies de vente en vente, connaissant toute leur histoire, jusqu’au jour où il avait gagné assez d’argent pour pouvoir les posséder. Mais là-dessus Albertine, aussi ignorante que moi, ne pouvait rien m’apprendre. Tandis que pour les toilettes, avertie par un instinct de coquette et peut-être par un regret de jeune fille pauvre qui goûte avec plus de désintéressement, de délicatesse, chez les riches, ce dont elle ne pourra se parer elle-même, elle sut me parler très bien des raffinements d’Elstir, si difficile qu’il trouvait toute femme mal habillée, et que mettant tout un monde dans une proportion, dans une nuance, il faisait faire pour sa femme à des prix fous des ombrelles, des chapeaux, des manteaux qu’il avait appris à Albertine à trouver charmants et qu’une personne sans goût n’eût pas plus remarqués que je n’avais fait. Du reste, Albertine qui avait fait un peu de peinture sans avoir d’ailleurs, elle l’avouait, aucune « disposition », éprouvait une grande admiration pour Elstir, et grâce à ce qu’il lui avait dit et montré, s’y connaissait en tableaux d’une façon qui contrastait fort avec son enthousiasme pour Cavalleria Rusticana. C’est qu’en réalité, bien que cela ne se vît guère encore, elle était très intelligente et dans les choses qu’elle disait, la bêtise n’était pas sienne, mais celle de son milieu et de son âge. Elstir avait eu sur elle une influence heureuse mais partielle. Toutes les formes de l’intelligence n’étaient pas arrivées chez Albertine au même degré de développement. Le goût de la peinture avait presque rattrapé celui de la toilette et de toutes les formes de l’élégance, mais n’avait pas été suivi par le goût de la musique qui restait fort en arrière.