Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 5.djvu/187

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

même face. Il nous faudrait un si grand effort pour recréer tout ce qui nous a été fourni par ce qui n’est pas nous — fût-ce le goût d’un fruit — qu’à peine l’impression reçue, nous descendons insensiblement la pente du souvenir et sans nous en rendre compte, en très peu de temps, nous sommes très loin de ce que nous avons senti. De sorte que chaque entrevue est une espèce de redressement qui nous ramène à ce que nous avions bien vu. Nous ne nous en souvenions plus déjà tant ce qu’on appelle se rappeler un être c’est en réalité l’oublier. Mais aussi longtemps que nous savons encore voir, au moment où le trait oublié nous apparaît, nous le reconnaissons, nous sommes obligés de rectifier la ligne déviée, et ainsi la perpétuelle et féconde surprise qui rendait si salutaires et assouplissants pour moi ces rendez-vous quotidiens avec les belles jeunes filles du bord de la mer était faite, tout autant que de découvertes, de réminiscence. En ajoutant à cela l’agitation éveillée par ce qu’elles étaient pour moi, qui n’était jamais tout à fait ce que j’avais cru et qui faisait que l’espérance de la prochaine réunion n’était plus semblable à la précédente espérance, mais au souvenir encore vibrant du dernier entretien, on comprendra que chaque promenade donnait un violent coup de barre à mes pensées, et non pas du tout dans le sens que, dans la solitude de ma chambre, j’avais pu tracer à tête reposée. Cette direction-là était oubliée, abolie, quand je rentrais vibrant comme une ruche des propos qui m’avaient troublé, et qui retentissaient longtemps en moi. Chaque être est détruit quand nous cessons de le voir ; puis son apparition suivante est une création nouvelle, différente de celle qui l’a immédiatement précédée, sinon de toutes. Car le minimum de variété qui puisse régner dans ces créations est de deux. Nous souvenant d’un coup d’œil énergique, d’un air hardi, c’est inévitablement la fois suivante par un profil quasi languide,