Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 5.djvu/198

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Or voici que je venais de recommencer à ouvrir les yeux sur elle, mais cette fois-ci de ce point de vue égoïste qui est celui de l’amour. Je songeais que la belle glace oblique, les élégantes bibliothèques vitrées donneraient à Albertine si elle venait me voir une bonne idée de moi. À la place d’un lieu de transition où je passais un instant avant de m’évader vers la plage ou vers Rivebelle, ma chambre me redevenait réelle et chère, se renouvelait, car j’en regardais et en appréciais chaque meuble avec les yeux d’Albertine.

Quelques jours après la partie de furet, comme nous étant laissés entraîner trop loin dans une promenade nous avions été fort heureux de trouver à Maineville deux petits « tonneaux » à deux places qui nous permettraient de revenir pour l’heure du dîner, la vivacité déjà grande de mon amour pour Albertine eut pour effet que ce fut successivement à Rosemonde et à Andrée que je proposai de monter avec moi, et pas une fois à Albertine ; ensuite que, tout en invitant de préférence Andrée ou Rosemonde, j’amenai tout le monde, par des considérations secondaires d’heure, de chemin et de manteaux, à décider comme contre mon gré que le plus pratique était que je prisse avec moi Albertine, à la compagnie de laquelle je feignis de me résigner tant bien que mal. Malheureusement l’amour tendant à l’assimilation complète d’un être, comme aucun n’est comestible par la seule conversation, Albertine eut beau être aussi gentille que possible pendant ce retour, quand je l’eus déposée chez elle, elle me laissa heureux, mais plus affamé d’elle encore que je n’étais au départ, et ne comptant les moments que nous venions de passer ensemble que comme un prélude, sans grande importance par lui-même, à ceux qui suivraient. Il avait pourtant ce premier charme qu’on ne retrouve pas. Je n’avais encore rien demandé à Albertine. Elle pouvait imaginer ce que je désirais, mais n’en étant pas sûre, supposer que je ne