Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 5.djvu/221

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Que l’expression suffise à faire croire à d’énormes différences entre ce que sépare un infiniment petit — qu’un infiniment petit puisse à lui seul créer une expression absolument particulière, une individualité — ce n’était pas que l’infiniment petit de la ligne, et l’originalité de l’expression, qui faisaient apparaître ces visages comme irréductibles les uns aux autres. Entre ceux de mes amies la coloration mettait une séparation plus profonde encore, non pas tant par la beauté variée des tons qu’elle leur fournissait, si opposés que je prenais devant Rosemonde — inondée d’un rose soufré sur lequel réagissait encore la lumière verdâtre des yeux — et devant Andrée — dont les joues blanches recevaient tant d’austère distinction de ses cheveux noirs — le même genre de plaisir que si j’avais regardé tour à tour un géranium au bord de la mer ensoleillée et un camélia dans la nuit ; mais surtout parce que les différences infiniment petites des lignes se trouvaient démesurément grandies, les rapports des surfaces entièrement changés par cet élément nouveau de la couleur, lequel tout aussi bien que dispensateur des teintes est un grand régénérateur ou tout au moins modificateur des dimensions. De sorte que des visages peut-être construits de façon peu dissemblable, selon qu’ils étaient éclairés par les feux d’une rousse chevelure, d’un teint rose, par la lumière blanche d’une mate pâleur, s’étiraient ou s’élargissaient, devenaient une autre chose comme ces accessoires des ballets russes, consistant parfois, s’ils sont vus en plein jour, en une simple rondelle de papier, et que le génie d’un Bakst, selon l’éclairage incarnadin ou lunaire où il plonge le décor, fait s’y incruster durement comme une turquoise à la façade d’un palais, ou s’y épanouir avec mollesse, rose de bengale au milieu d’un jardin. Ainsi en prenant connaissance des visages, nous les mesurons bien, mais en peintres, non en arpenteurs.